Avant la tempête

Comme de coutume, Jacques Le Rider joint une très large documentation, d’une extrême précision, à une empathie toute particulière avec le sujet choisi, en l’occurrence les Juifs viennois à la Belle Époque, travail d’autant plus important qu’il vient s’inscrire dans l’ensemble des recherches consacrées par l’auteur à la question autrichienne et à Vienne, par exemple dans Modernité viennoise et crises de l’identité, sans parler de ses études, parmi d’autres, sur Freud ou Arthur Schnitzler.
Jacques Le Rider
Les Juifs viennois à la Belle Epoque
Comme de coutume, Jacques Le Rider joint une très large documentation, d’une extrême précision, à une empathie toute particulière avec le sujet choisi, en l’occurrence les Juifs viennois à la Belle Époque, travail d’autant plus important qu’il vient s’inscrire dans l’ensemble des recherches consacrées par l’auteur à la question autrichienne et à Vienne, par exemple dans Modernité viennoise et crises de l’identité, sans parler de ses études, parmi d’autres, sur Freud ou Arthur Schnitzler.

Dans ce livre sur les Juifs viennois à la fin du XIXe siècle est retracée l’histoire de la présence juive à Vienne après ce qu’on appelle l’édit de tolérance de Joseph II (1782), à partir duquel l’émancipation, certes retardée par la réglementation, se fait peu à peu. Les Juifs deviennent une composante essentielle de la vie viennoise autour de laquelle tout se fait et se défait jusqu’à l’ultime extermination. « Haut lieu de la mémoire culturelle juive, Vienne fut non seulement un melting-pot, mais aussi un chaudron des sorcières où furent concoctés les poisons de l’antisémitisme et des racismes les plus virulents. L’antisémitisme apparaît en même temps que l’antislavisme… », écrit l’auteur. De 1,3 % de la population viennoise en 1857, les Juifs sont passés en 1910 à 8 % de la population de la ville, qui elle-même passe de cinq cent mille à deux millions d’habitants. C’est, tant en Allemagne qu’en Autriche, l’époque des grandes mutations urbaines et des grands brassages de populations.

La diversité est semblable dans la population juive et dans la non-juive. Comme l’écrit Jacques Le Rider, « L’histoire de l’assimilation juive depuis l’époque des Lumières et la diversité interne du groupe des Juifs viennois rendent difficile de parler de “l’identité juive” faisant face à l’identité de la majorité des Viennois ».

Aucun aspect de ce problème à la fois très simple, les Juifs face à l’antisémitisme, et très complexe étant donné la multiplicité des opinions, des choix, des alternances entre assimilation complète et sionismes divers, aucune de ces différences n’échappe à cette analyse très rigoureuse et exhaustive.

Il y eut d’abord ce que Jacques Le Rider nomme « les années fastes du libéralisme », où s’illustrent diverses personnalités comme Adolf Fischhof (1816-1893) qui joue un rôle de premier plan dans les événements de 1848, ou Adolf Jellinek pour qui judaïsme et germanité « sont solidaires au sein de la monarchie habsbourgeoise » ; d’autres encore, ils sont nombreux, prônent une complète fusion. Le grand satiriste Karl Kraus dénonce la dérive linguistique qui l’accompagne. L’ancienne culture hassidique est en opposition avec l’image moderne du judaïsme réformé viennois. Mais les mouvements restent contradictoires. Il y a conflit entre sécularisation et maintien de la tradition et naissance des diverses formes du sionisme. À Vienne, le mouvement sioniste naît en 1883. Son initiateur est Nathan Birnbaum, il met en usage le mot « Zionismus » ; Birnbaum est profondément viennois et Vienne est pour lui la ville du rassemblement juif.

Mais la figure principale du sionisme reste évidemment Theodor Herzl. D’origine hongroise, il souffre du sentiment d’une double marginalité en tant que magyar et juif. Son intégration est pourtant entière, il est un grand admirateur de Bismarck. Or, la mort de Richard Wagner, en 1883, suscite des manifestations pangermanistes et antisémites, qui font s’effondrer ses certitudes identitaires austro-germaniques, d’autant plus que se répand toute une idéologie obsessionnelle décrivant les infériorités supposées des Juifs.

C’est à Paris au moment de l’affaire Dreyfus qu’il découvre à la fois la dimension internationale de l’antisémitisme et que dans la capitale française les Juifs n’ont rien à craindre ; ils n’ont pas à redouter les « hep, hep » des antisémites germaniques. Theodor Herzl découvre à cette époque un roman inconnu : Gradiva de Jensen, qui donnera lieu à une étude célèbre de Freud, lequel aura à l’égard du judaïsme une fidélité rationaliste et objective.

Freud n’est pas la seule grande figure de la modernité viennoise bien que ce soit lui qui ait le plus exploré les motivations profondes des grandes obsessions, ainsi dit-il ne pas pouvoir éprouver de sympathie pour une piété mal comprise qui prend un morceau du mur d’Hérode pour une relique nationale. Dans Moïse et le mono­théisme, il ne s’agit pas d’un retour vers le religieux, mais d’une quête de nouveaux fondements de l’éthique et de la rationalité scientifique (1). Il ne lui échappa pas, par ailleurs, que la guerre mondiale signifiait la fin de l’Europe.

À côté de Freud, on trouve de nombreuses personnalités juives d’origine ou de conviction telles que Hugo von Hofmannsthal, Arthur Schnitzler, le grand nouvelliste, ou Karl Kraus, le polémiste aux marges de l’antisémitisme dans lequel se fourvoiera Otto Weininger, le grand pourfendeur de femmes. Kraus et Weininger (2) sont de parfaits représentants de la Hassliebe, de cet amour-haine que partagent si souvent Juifs et Allemands à l’égard d’eux-mêmes.

L’antisémitisme pénètre le domaine musical, Gustav Mahler le constate à travers Wagner et son livre d’auto-consécration Le Judaïsme dans la musique, et Arnold Schönberg le subira qui apprendra « grâce » au délire antisémite qu’il n’est « pas un Allemand ni un Européen, peut-être pas même un homme… ». On connaît la suite.

  1. Cf. Jacques Le Rider, Freud, de l’Acropole au Sinaï. Le retour à l’Antique des Modernes viennois, Puf, 2002.
  2. Cf. Jacques Le Rider, Le cas Otto Weininger. Racines de l’antiféminisme et de l’antisémitisme, Puf, 1982.
Georges-Arthur Goldschmidt

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