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Un grand conte solitaire

Article publié dans le n°1018 (01 juil. 2010) de Quinzaines

    Tout au long de ses entretiens avec Guillermo Boido, parus en 1980 à Buenos Aires, le poète argentin Roberto Juarroz, dont la première traduction en français, par Roger Munier, date également de 1980 (1), étudie les relations de la poésie avec la création, le poète, la littérature, la société et la réalité.
Roberto Juarroz
Poésie et création
    Tout au long de ses entretiens avec Guillermo Boido, parus en 1980 à Buenos Aires, le poète argentin Roberto Juarroz, dont la première traduction en français, par Roger Munier, date également de 1980 (1), étudie les relations de la poésie avec la création, le poète, la littérature, la société et la réalité.

À vrai dire, cette répartition des thèmes n’est pas absolument pertinente car chacun d’eux est aussi abordé dans les autres chapitres ; mais elle se justifie dans la mesure où traducteur et éditeur ont souhaité gardé à leur échange son caractère oral.

À la question de Guillermo Boido, qu’un poète ne peut pas esquiver, « Est-il possible de définir la poésie ? », Juarroz répond par une anecdote attribuée au poète Bashó : « – J’ai expliqué le zen au cours de toute ma vie et cependant je n’ai jamais pu le comprendre. – Mais, lui dit son interlocuteur, comment pouvez-vous expliquer quelque chose que vous ne comprenez pas ? – Oh, dois-je aussi vous expliquer cela ? »

Ainsi commence le premier entretien. Ce qui suit est à l’image de cette fable : simple et complexe, humble et profond, et pourrait se résumer, dans un premier temps, ainsi : la création artistique est la seule voie pour expliquer ce qu’on ne comprend pas, « la poésie moderne (étant) comparable à un grand conte solitaire et que personne n’a jamais entendu ». Avec cette phrase de Hugo Friedrich, Juarroz, qui n’est pas avare de citations, entend mettre l’accent sur la solitude inhérente à l’écriture poétique et sur la nouveauté dont elle doit faire la preuve. Car pour lui, une œuvre d’art qui n’est pas déterminée par la nécessité et par l’intensité est sans intérêt. L’artiste, en créant, « pose un acte de foi », il saisit, ou tente de saisir le réel dans toute sa profondeur, étant entendu que le visible n’est pas toute la réalité, seulement un de ses aspects.

La pensée et l’œuvre de Juarroz, la première irriguant la seconde, semblent dériver de la philosophie. Ce dont se défend le poète car pour lui la philosophie, trop souvent discursive, méconnaît « la valeur cognitive de la musique du langage ». L’art, et en particulier la poésie, est pour lui une manière d’accéder par effraction à ce que nous dissimule l’apparence des choses, et de la sorte ne se contente pas d’embrasser le réel dans sa totalité : il l’amplifie. Par ailleurs, il nous permet de lutter contre l’humilité et la transitivité de notre condition humaine en organisant le chaos (l’œuvre d’art introduit un ordre) et en imposant l’a-temporalité de son existence.

Pour le poète attiré par le zen, il s’agit moins de tenter d’élucider le sens des choses, comme s’y essaient la philosophie et la science, mais d’œuvrer à l’unification de l’homme en luttant contre les fragmentations, les subdivisions dont il est l’objet dans la culture occidentale. Ce qui n’est pas pour autant manifester la nostalgie de Dieu. Pour Juarroz, il s’agit de rechercher « le dos de Dieu », c’est-à-dire l’envers des choses, puisque connaître leur endroit ne nous a servi à rien. En d’autres termes, « la poésie, qui n’est ni raison ni sentiment, doit recouvrer le manque d’unité de la pensée et de l’image ». Penser, pour lui, c’est unir ce qui divise, c’est le contraire de fragmenter, de dissocier, par exemple, l’idée de l’émotion. En ce sens, la poésie assume une fonction métaphysique. Le poète, toujours pour Juarroz, est, comme l’écrit Rimbaud, celui qui voit, et qui, voyant, crée ce qu’il voit en l’écrivant – penser et regarder se confondant. Il habite la maison du langage, même en temps de malheur il ne renonce pas à sa fonction dont la grandeur consiste à faire « le pas de plus » vers ce qui, peut-être, est à découvrir. Autrement dit, atteindre l’indicible, « extraire de nous-mêmes des images d’un pouvoir suffisant pour nier notre néant » serait, selon Juarroz citant ici Malraux, une aventure nécessaire, une forme de salut, et indéniablement une forme de vie.

La poésie (et l’art en général) permet à l’artiste de s’envisager dans la continuité, hors des interférences qui la perturbent gravement, comme la quête de l’argent, du succès, du pouvoir ; sans non plus se soumettre aux modèles et aux maîtres. Mieux que des maîtres, Juarroz se connaît des amours, des artistes qui l’accompagnent. S’il regrette de ne pas « se trouver indéfiniment en état de création », il n’est pas pour autant un utilisateur de drogues ; et n’ignore pas que « la poésie est toujours voisine du suicide, comme de la folie », car vivre dans la tension créatrice peut parfois se payer au prix fort. Aussi n’est-il pas inutile de se donner, passée l’illumination première (qui n’est, précise-t-il, pas une inspiration et pas non plus un don inné), au travail de la forme. Lequel pourrait ne s’achever jamais si un jour, tout de même, le poète n’acceptait d’arrêter, d’abandonner ce qu’il écrit, à son imperfection.

Pourquoi, peut-on s’interroger pour terminer, Juarroz attribue-t-il à toute son œuvre le titre unique de Poésie verticale (2), dont le dixième volume vient de paraître à Buenos Aires ? Il nous répond par cette citation de Montherlant : « Au-delà du réel et au-delà de l’irréel il y a le profond. » Il nous répond également par ce poème :

« Le monde est le second terme
d’une métaphore incomplète,
une comparaison
dont le premier terme s’est perdu.
Où est ce qui était le monde ?
S’est-il enfui de la phrase
ou l’avons-nous effacé ?
Ou bien la métaphore
a-t-elle toujours été tronquée ? »

1. Fayard.
2. Les éditions José Corti en ont publié 4 volumes, ainsi qu’une étude de Martine Broda, Pour Roberto Juarroz.

Marie Etienne

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