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Un héros de son temps

Article publié dans le n°1022 (16 sept. 2010) de Quinzaines

 Au cœur de l’œuvre de Jean Echenoz, la vitesse. Elle est omniprésente, qu’il évoque Zatopek et sa manière de déséquilibrer l’adversaire par des courses brusques, ou les mouvements erratiques de personnages en fuite, comme dans Nous trois qui reparaît en poche. Et la vitesse est question de rythmes : parfois on ralentit, soudain on accélère, laissant sur place un coureur ou un lecteur à la fois éberlué et admiratif.
Jean Echenoz
Des éclairs
(Minuit)
 Au cœur de l’œuvre de Jean Echenoz, la vitesse. Elle est omniprésente, qu’il évoque Zatopek et sa manière de déséquilibrer l’adversaire par des courses brusques, ou les mouvements erratiques de personnages en fuite, comme dans Nous trois qui reparaît en poche. Et la vitesse est question de rythmes : parfois on ralentit, soudain on accélère, laissant sur place un coureur ou un lecteur à la fois éberlué et admiratif.

Des éclairs est le troisième roman bâti autour d’une personne réelle, une « vie » donc. Mais comme il est écrit au dos du roman, c’est « une fiction sans scrupules biographiques ». Après Ravel et Zatopek dans Courir, Echenoz invente son Gregor (sans e comme Emil) à partir de Nikola Tesla, ingénieur né au cœur de l’Europe, plus au sud que le coureur tchécoslovaque. Le narrateur se place de biais, comme une sorte de conférencier discret qui présenterait son personnage. Des adresses au lecteur auditeur ponctuent son exposé, jouant parfois sur des « eh bien » qui laisserait croire à une improvisation. Echenoz joue avec désinvolture les vulgarisateurs et on s’amuse comme à la lecture d’un vieux « Tout l’Univers » ou d’une explication de l’Oncle Paul.

L’histoire de Gregor commence ainsi une nuit d’orage, et l’heure qui jouera un tel rôle tout au long de sa vie est bien imprécise. Son existence est marquée par une inexactitude qu’il ne connaîtra que rarement ensuite : arithmomaniaque, fasciné par les multiples de trois, il ne cessera de dénombrer, de compter. Presque tout. Pas jusqu’aux éclairs qu’il déclenche presque à volonté.

Le narrateur ne perd pas de temps. Six ou sept lignes expédient une jeunesse lors de laquelle il apprend quelques langues avant de partir pour l’Europe puis l’Amérique. Assez vite, il se met au travail et invente. Le grand homme de l’époque est Edison. Le savant américain est déjà célèbre pour avoir développé le courant continu. Il est à la tête d’une équipe, une sorte d’incubateur, mais a tendance à s’approprier les inventions des autres. Gregor n’échappe pas à cette mauvaise manie et préfère quitter son patron. Mais Edison supportant mal son jeune étudiant et rival, mène contre lui une lutte sans merci. Gregor devenu indépendant peut poursuivre ses recherches, seul, grâce aux mécènes. Il connaîtra dès lors de grands succès, et des infortunes dans le détail desquelles nous n’entrerons pas.

Le portrait qu’Echenoz dresse de l’homme à travers son parcours est tissé de paradoxes. Dès l’enfance, c’est un être impossible : « Il se fait tôt remarquer par des caprices, des colères, des mutismes, des fugues et des initiatives intempestives, destructions, bris d’objets, sabotages et autres dégâts. » Le narrateur met d’emblée en valeur une dimension surnaturelle du personnage, qui partage avec le maître de l’Olympe le rapport avec les éclairs, mais qui, aussi, prend les questions autrement que ses contemporains : « Quand les idées lui viennent, cela se manifeste tout de suite de haut, de très haut, dans l’immensité cosmique et l’intérêt universel. Cette dimension qui lui permet d’échapper au lot commun, on la retrouvera bien plus tard quand sa colombophilie l’amènera, tel la Félicité de Flaubert, à empailler un oiseau qu’il aura particulièrement aimé.

Adulte, Gregor a le goût du luxe, collectionne les costumes, habite une suite au Waldorf Astoria mais il est désintéressé, ne cherche jamais à faire fortune quand il pourrait devenir richissime. Il a également quelque chose de sauvage ; on ne lui connaît pas de liaison bien qu’il soit très beau et séduisant. Ainsi, faisant face au richissime Westinghouse, derrière qui volent des oiseaux, « il paraît plus attentif à la contemplation de ces volatiles qu’à celle des, par exemple, filles ». Il est beau parleur, saura longtemps convaincre ses interlocuteurs, leur proposer des inventions mirifiques. Mais quelques échecs donnent à penser qu’il est surtout mythomane et que ses idées le dépassent. Il souffre de phobies : il ne peut pas toucher les autres, utilise un grand nombre de serviettes à table, a peur des cheveux, déteste que les femmes portent des bijoux, mais aime donc les pigeons et ne craint pas de les approcher, de les coller contre son corps pour les soigner. Sa colombophilie prend un tour délirant vers la fin de son existence. Le travail sera resté sa véritable passion. Il dort très peu, a besoin de créer, de chercher en permanence. La perception qu’il a du temps au terme de sa vie traduit sa mélancolie profonde : « il n’y a plus qu’à attendre et voir, c’est ça, la vie n’est plus qu’une longue salle d’attente, pas même pourvue de magazines froissés sur une table basse ni des regards furtifs que l’on échange entre patients ».

Le roman est l’histoire d’un siècle à travers ses inventions. Celles que Gregor a réellement faites, celles qu’il aurait pu concevoir. Pour discréditer Gregor et son invention du courant alternatif Edison l’expérimente sur les animaux qu’il fait rafler et électrocuter dans les rues. Puis il va plus loin, avec des hommes plus ou moins volontaires : « Comprenons son bonheur et n’oublions jamais que les plus belles inventions ont souvent de bien belles histoires. C’est par exemple ainsi que vient de naître la chaise électrique : d’un contre-argument publicitaire. »

De même que Courir était un roman tchécoslovaque, une histoire modeste dans une petite nation, Des éclairs est à la démesure du continent nord-américain, rendu dans son rythme fou. Celui des inventeurs, et de milliardaires, présentés dans une galerie de portraits qui ne déparerait pas dans quelque salon de la Cinquième Avenue. Ils ne reculent devant aucune excentricité ou folie. Ce roman est celui des voitures qui filent et des secousses provoquées dans le sol new-yorkais par Gregor, des incendies, des tramways qui déraillent. Echenoz traduit cette frénésie par des descriptions, des évocations quasi cinématographiques. Comme souvent, un parallèle incongru renvoie au monde du grand écran. Elisha Cook Jr, acteur de second plan vu dans des films de Hawks et Huston, apparaît au détour d’une comparaison avec le factotum des Axelrod, qui soutiennent Gregor, mais on pourrait voir dans certains plans des scènes de westerns, ou de films burlesques. La façon de passer d’un épisode à l’autre, de monter les séquences, rappelle aussi l’art des metteurs en scène. Dix ans s’écoule et on voit les gangsters à l’œuvre, sous la prohibition, les femmes couper leurs cheveux, des guerres se succéder, lointaines mais présentes.

Des éclairs est aussi un roman sur l’espace américain, pris comme cadre large, en panoramique, et dans une sorte de dimension métaphysique. Le séjour de Gregor à Colorado Springs rappelle la fascination de certains Américains pour les ovnis, les extraterrestres. Gregor est persuadé de les avoir entendus et ne se pose qu’une question : « Que répondre aux Martiens ? Et comment ? »

L’écriture est donc en relation avec le trajet du héros. Parfois rapide, ponctuée d’énumérations sèches, de phrases se terminant par etc. dont se débrouillera aisément le lecteur, jouant sur l’ellipse et soudain des scènes quand Gregor négocie avec ses patrons ou mécènes, dans lesquelles le dialogue joue comme un sous-titrage. Ou bien vers la fin, ces scènes contemplatives avec les pigeons comme pour signifier l’absence d’énergie, dite en quelques phrases nominales. Peut-être est-ce ce qui unit Ravel, Zatopek et Tesla, ce même souci du rythme que chacun donne à son œuvre, à son existence. Ravel selon Echenoz s’étonnait du succès d’une purge répétitive comme le Boléro, Zatopek déconcertait tous ses adversaires par ses courses et Gregor épuise ses interlocuteurs par ses propositions incessantes.

Des éclairs est enfin un roman comme tous ceux d’Echenoz sur un être en fuite, en perpétuel mouvement : fuite par rapport à Edison, par rapport aux femmes, fuite dans l’invention. Au point que le narrateur lui-même, et les pigeons dont il est si souvent question dans le dernier quart du roman ne songent qu’à se débarrasser de cet inventeur trop rapide, incapable de mettre en forme et de tirer profit de tout ce qu’il aurait inventé, « L’internet. J’en passe ». On s’amuse, on apprend, on sent le romancier au sommet de son art, mais heureusement, sa folie inventive ne le détruira pas.

Norbert Czarny