À la pointe de l’esprit

Article publié dans le n°1155 (16 juil. 2016) de Quinzaines

Vauvenargues, Chamfort et Rivarol s’inscrivent dans la tradition, typiquement française, de l’esprit polémique. Héritiers des moralistes du Grand Siècle – La Rochefoucauld, La Bruyère… –, ils prolongent cette posture d’observation critique et parfois amusée du monde tel qu’il est, en lui donnant le sel et la verve spirituelle du siècle des Lumières.
Maxence Caron
L'art de l'insolence : Rivarol, Chamfort, Vauvenargues
Vauvenargues, Chamfort et Rivarol s’inscrivent dans la tradition, typiquement française, de l’esprit polémique. Héritiers des moralistes du Grand Siècle – La Rochefoucauld, La Bruyère… –, ils prolongent cette posture d’observation critique et parfois amusée du monde tel qu’il est, en lui donnant le sel et la verve spirituelle du siècle des Lumières.

S’agit-il pour chacun de ces auteurs d’« insolence », comme l’affirme le titre général de ce volume de la collection « Bouquins » qui recueille leurs œuvres ? Bien éloignés de la connotation un peu enfantine, ou adolescente, du mot, ces trois auteurs sont plutôt des gens d’esprit au regard affûté, chez qui une formulation ingénieuse vient donner son piquant à une pensée profonde ou originale. 

L’influence de Vauvenargues sur les écrivains du XIXe siècle est à la mesure inverse du relatif oubli dans lequel il est tombé : Guizot, Thiers, Balzac ont lu ses Réflexions et maximes, et en ont tiré une abondante matière. De santé fragile et mort jeune, cet écrivain issu de la noblesse et engagé dans une carrière militaire a laissé une œuvre toute de lucidité, qui est un antidotesalutaire aux emportements idéologiques et rationalistes de son siècle. Comme l’écrit Maxence Caron, il est « celui qui montre la raison dans sa force mais aussi sa faiblesse », et prône la gestion habile des passions mauvaises : « S’il est vrai qu’on ne peut anéantir le vice, la science de ceux qui gouvernent est de le faire concourir au bien public. » 

Comme les Caractères de La Bruyère, les Réflexions et maximes de Vauvenargues constituent une sorte de work in progress, un ouvrage pris dans une évolution constante. La notion d’œuvre y est battue en brèche par la fragmentation de pensées juxtaposées, et par les modifications apportées par l’auteur d’une édition à l’autre : il retranche, ajoute, développe, déjouant l’idée de totalité, ou simplement d’unité du livre. Prolongeant Montaigne, il affirme dans l’« Avertissement » que « toutes ces pensées ne se suivent pas ». On en perçoit tout de même la cohérence dans un mode de réflexion qui opère le plus souvent une « pesée » (mot de même étymologie que « pensée ») entre deux notions voisines ou opposées : « La raison et le sentiment se conseillent et se suppléent tour à tour » ; « Qui sait tout souffrir peut tout oser » ; « Nous méprisons beaucoup de choses pour ne pas nous mépriser nous-mêmes ». Loin d’une pensée antithétique qui procéderait par exclusion, il affirme qu’« il n’y a point de contradictions dans la Nature », de même que les poètes ont du « jugement » et de la « sagesse » tandis que les philosophes sont grandement doués d’« imagination ».

Cette pratique de la nuance et de la souplesse intellectuelle ne détruit pas les grandes catégories – morales ou idéologiques – sur lesquelles cet esprit classique s’appuie (la vertu, la raison, la sensibilité, etc.), mais il introduit entre elles une circulation de sens, une fluidité qui permet de les considérer ensemble. Sa pensée politique, nourrie d’une réelle sensibilité au malheur des gens, s’en prend d’autant plus fortement aux clivages sociaux : « Les gens du monde ne s’entretiennent pas de si petites choses que le peuple ; mais le peuple ne s’occupe pas de choses si frivoles que les gens du monde. » 

Selon Vauvenargues, « ce que nous appelons une pensée brillante n’est ordinairement qu’une expression captieuse qui à l’aide d’un peu de vérité nous impose une erreur qui nous étonne ». Chamfort aurait pu contresigner cette mise en garde, tant chez lui la saillie spirituelle s’accompagne, explicitement ou non, d’une argumentation, philosophique ou politique. Ses œuvres montrent d’ailleurs, non pas un choix immédiat, mais une conquête progressive de la forme brève : des « Poèmes », « Discours » et « Éloges » aux « Maximes et pensées », où l’expression acquiert une brièveté et un tranchant incisifs. 

En arrière-plan de cette écriture se dessine chez Chamfort un pessimisme radical sur la nature humaine, qui le conduit à affirmer que « la meilleure philosophie, relativement au monde, est d’allier, à son égard, le sarcasme de la gaieté avec l’indulgence du mépris » (« mépris » : le mot sera mis par Camus, grand lecteur de Chamfort, dans la bouche de Caligula…). Le spectacle des injustices de la société constitue un argumentaire constant de ce pessimisme : « La noblesse, disent les nobles, est un intermédiaire entre le roi et le peuple… Oui, comme le chien de chasse est un intermédiaire entre le chasseur et les lièvres. » Si Chamfort est proche de Rousseau, qu’il cite à plusieurs reprises, c’est dans le désabusement, pour dire le rêve impossible d’une transparence des consciences : « Il paraît impossible que, dans l’état actuel de la société (je parle de la société du grand monde), il y ait un seul homme qui puisse montrer le fond de son âme et les détails de son caractère, et surtout de ses faiblesses à son meilleur ami. » 

En deçà du monde social, et bien avant les philosophes pessimistes du XIXe siècle, c’est de la vie elle-même que Chamfort désespère. Il semble anticiper Cioran lorsqu’il affirme : « Vivre est une maladie, dont le sommeil nous soulage toutes les seize heures ; c’est un palliatif : la mort est le remède. » Comme chez l’auteur du Précis de décomposition, d’ailleurs, toute cette noirceur existentielle s’inverse et se sublime dans la jubilation assassine du style ou de l’image incongrue : « Le caractère naturel du Français est composé des qualités du singe et du chien couchant. Drôle et gambadant comme le singe, et dans le fond, très malfaisant comme lui, il est, comme le chien de chasse, né bas, caressant, léchant son maître qui le frappe, se laissant mettre à la chaîne ». Tant de talent dans la satire n’empêche pas Chamfort d’analyser avec finesse, et une conviction fort persuasive, le génie naturel de La Fontaine, chez qui il loue la « simplicité de ces formules où ils [les enfants] retrouvent la langue de la conversation ; […] le jeu presque théâtral de ces scènes si courtes et si animées », et « cette intime liaison de petits objets à de grandes vérités ». 

La figure de Rivarol ne présente pas cet envers enfantin ou élégiaque. Affirmant qu’« il n’est rien de si absent que la présence d’esprit », il porte un regard d’une lucidité sans indulgence sur son temps, et notamment sur les ravages de la Révolution. La publication de ses textes dans ce volume fait l’intérêt proprement éditorial de celui-ci, puisque c’est la première fois que sont ainsi réunies ses œuvres (presque) complètes, sur plus de mille pages. L’ensemble donne la mesure du talent de ce prodigieux polygraphe, griffonnant sur des papiers épars, à tout propos et en toute occasion, capable d’écrire entre autres « sur le globe aérostatique », sur « l’universalité de la langue française », sur Dante, sur l’amitié, sur le droit romain, capable aussi de proposer un Petit almanach de nos grands hommes, et surtout un Journal politique national », où se trouve l’essentiel de ses récits et réflexions historiques, puis un Petit dictionnaire des grands hommes, et des Pensées

Rivarol est resté dans les mémoires comme l’un des critiques les plus virulents et convaincants de la Révolution. Dans ses évocations des épisodes révolutionnaires, les métaphores ou comparaisons qui sont habituelles à l’homme d’esprit cèdent la place à la description, dans une dramaturgie de l’histoire qui déroule une sorte de théâtre du crime. Lors du transfert du roi de Versailles à Paris, Rivarol évoque « l’horreur d’un jour sombre, froid et pluvieux ; cette infâme milice barbotant dans la boue ; ces harpies, ces monstres à visages humains et ces deux têtes portées dans les airs ; au milieu de ses gardes captifs, un monarque traîné lentement avec toute sa famille : tout cela formait un spectacle si effroyable, un si lamentable mélange de honte et de douleur, que ceux qui en ont été témoins n’ont encore pu rasseoir leur imagination ». Le tableau est d’autant plus accablant que la critique que fait Rivarol de la Révolution n’est pas à proprement parler réactionnaire ; elle est conduite au nom des idéaux de liberté et de fraternité dont la Révolution s’est réclamée tout en les trahissant. 

La postérité littéraire de Rivarol est surtout attachée à ses saillies féroces et pleines d’esprit, publiées notamment dans le Petit almanach de nos grands hommes, année 1788, et qui lui valurent nombre d’ennemis farouches. Elles firent aussi son succès de son vivant. Voltaire disait de lui : « C’est le Français par excellence. » Rivarol a, en effet, le génie de la formule perfide et assassine, dont les « Rivaroliana » (recueil des propos qu’on lui attribue) donnent quelques exemples : « Quelqu’un lui demandait son avis sur un distique : ‟C’est bien, dit-il ; mais il y a des longueurs‟ » ; « Il disait du chevalier de P***, d’une malpropreté remarquable : ‟il fait tache dans la boue‟ ». Et encore : « Lorsqu’il apprit que l’archevêque de Toulouse s’était empoisonné : c’est, dit-il, qu’il aura avalé une de ses maximes. » 

Derrière la moquerie acérée, voire méchante, chez Rivarol – comme chez Chamfort – se dessine un arrière-fond de pessimisme, sans doute moins métaphysique et davantage nourri de ses multiples observations sur le comportement de l’homme en société. Reprenant la critique de Rousseau contre la disjonction entre pensée et action, il affirme : « Le malheur du monde est qu’on ne met pas autant d’esprit à ses actions qu’à ses paroles. » C’est pourquoi il ne se leurre pas sur ce qu’on nomme la civilisation, pourtant si vantée par les Lumières de son siècle : « Les peuples les plus civilisés sont aussi voisins de la barbarie que le fer le plus poli l’est de la rouille. Les peuples, comme les métaux, n’ont de brillant que les surfaces. » L’esprit, chez Rivarol, sait donc aussi ne pas s’illusionner sur l’éclat auquel il vise.

Daniel Bergez

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