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Un orphelin heureux

    L’enfance napolitaine qui fut celle d’Erri De Luca est si riche, si décisive, qu’elle sert de base à la plupart de ses romans, où elle apparaît chaque fois sous un nouvel aspect. Les strates se superposent, sans la moindre redite, et finiront peut-être par éclairer, en partie du moins, un individu hors du commun.
Erri De Luca
Le jour avant le bonheur
    L’enfance napolitaine qui fut celle d’Erri De Luca est si riche, si décisive, qu’elle sert de base à la plupart de ses romans, où elle apparaît chaque fois sous un nouvel aspect. Les strates se superposent, sans la moindre redite, et finiront peut-être par éclairer, en partie du moins, un individu hors du commun.

Comme dans Montedidio, tout se passe à Naples, dans les quartiers populaires, au cours des années qui suivent immédiatement la Seconde Guerre mondiale. Le narrateur est orphelin (on apprendra dans quelles conditions tragiques il l’est devenu). Une mère adoptive, absente dans le roman, assure financièrement son entretien, pris concrètement en charge par un personnage exceptionnel : Don Gaetano, concierge/ plombier de profession, sage antique par la hauteur de sa pensée. Ancien séminariste, qui a renoncé à la prêtrise par amour pour une femme, il n’en pratique pas moins, avec la plus grande discrétion et parfois au risque de sa vie, la charité chrétienne. S’il loge son jeune pupille dans un réduit, ce dont celui-ci ne se plaint jamais, il lui dispense, avec plus de bon sens que de savoir, une éducation dont tous les parents et les éducateurs pourraient s’inspirer. Une morale civile : respect de l’autre, droiture, amour du travail, etc. Très en avance sur son temps il ira jusqu’à ménager à son fils adoptif des rencontres sexuelles à l’âge où celui-ci en éprouvera le besoin, et à lui offrir un couteau le jour où il le saura menacé. Le jeune garçon vit comme tous les petits Napolitains pauvres, en grande partie dans la rue, où il apprend à jouer au foot, mais surtout à partager et à se défendre.

Ce qui le distingue de ses camarades c’est sa passion précoce pour la lecture. Les livres découverts dans une cave secrète où Don Gaetano cachait, pendant la guerre, un intellectuel juif, sont l’élément déclenchant, mais un vieux libraire généreux lui en prêtera d’autres. Quand il n’est pas penché sur un livre, il ouvre grand les oreilles aux récits de Don Gaetano, qui a vécu la guerre et la libération de Naples (ces évocations constituent donc, en filigrane, une fresque historique) : « Ses récits devenaient mes souvenirs. Je reconnaissais d’où je venais, je n’étais pas le fils d’un immeuble, mais d’une ville. Je n’étais pas un orphelin de père et de mère, mais le membre d’un peuple (…). Il m’avait transmis une appartenance. J’étais un habitant de Naples, par compassion, colère et honte aussi de celui qui est né trop tard. » L’orphelin attache une grande importance à l’école, mais dès qu’il en est capable il aide Don Gaetano dans ses petits travaux de plomberie et le remplace dans la loge. C’est l’alliance indispensable entre travail manuel et travail intellectuel que Erri De Luca met en pratique dans sa propre vie.

L’amour n’est pas absent de ces pages car l’orphelin reste attaché à l’image, presque irréelle, d’une fillette entrevue derrière une fenêtre de son immeuble. Les hasards du destin la lui rendront, un peu plus tard, sous les traits d’une étrange jeune fille, mais la réalisation de son rêve d’enfant aura des conséquences tragiques : une sorte de malédiction semble peser sur son destin.

Ce résumé ne peut donner une idée de la délicatesse de sentiments et de la qualité des personnages qui habitent ces pages. Et il ne faudrait pas croire que cette histoire est sombre, même si le fatum la domine, même s’il est vrai que le jour avant le bonheur comble plus que le jour même du bonheur. Dans sa pauvreté l’orphelin est heureux : « Entre tous les manques de mon enfance, j’était resté attaché au plus fantastique, un baiser d’Anna. Ce qui revient à une enfance, une famille ne m’a pas manqué (…) aucune mélancolie, plutôt la liberté de décider du temps de mes journées, sans montre au poignet. J’avais mon réduit, l’école, la cour. » Et l’adolescent est déjà capable d’observer avec un léger sourire le petit peuple qui l’entoure. Par exemple le cordonnier qui, volontairement ou non, écorche certaines paroles. Admirons à ce propos le talent de la traductrice qui réussit à rendre ces jeux de mots. De l’humour donc, mais aussi et surtout une poésie omniprésente et des images nouvelles.

Ce bref récit, parfait, prouve une fois de plus que le roman classique n’est pas mort, que la qualité d’un livre ne vient  pas d’innovations formelles plus ou moins stupides, mais du contenu, substantiel, inédit, qu’on peut y mettre.

Monique Baccelli