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Un passeur des frontières

Historien de l’art, grand connaisseur des œuvres du XXe siècle, lecteur inlassable, amoureux des images surprenantes et des textes imprévus, Werner Spies (né en 1927 à Tübingen) étudie les aventures et les caprices de la création du XXe siècle.
Werner Spies
Un inventaire du regard. Ecrits sur l'art et la littérature. 10 vol.
Historien de l’art, grand connaisseur des œuvres du XXe siècle, lecteur inlassable, amoureux des images surprenantes et des textes imprévus, Werner Spies (né en 1927 à Tübingen) étudie les aventures et les caprices de la création du XXe siècle.

Werner Spies perçoit. Il observe. Il se tient à l’affût. Il guette les changements de la culture. Il découvre la fraîcheur des artistes et des écrivains. À la manière de Max Ernst (qui a été son ami), il enquête. Il explore. Il cherche. Il scrute. Il est un veilleur ; il signale les crépuscules et les aubes, les crises et les peurs du siècle, les périls, les espoirs, les commencements, le surgissement des œuvres neuves, les instants précieux. 

Werner Spies a été directeur du musée national d’Art moderne (1997-2000) et l’a réorganisé. Il a été le commissaire de nombreuses expositions internationales. Il publie les catalogues raisonnés de Max Ernst et la sculpture de Picasso. Pour les journaux (la Frankfurter Allgemeine Zeitung, entre autres), pour la radio allemande, il analyse les œuvres des artistes (européens, américains) et les livres des écrivains français (Michel Leiris, Raymond Queneau, Henri Michaux, Samuel Beckett…). Pour ces écrivains (Michel Butor, Nathalie Sarraute, Robert Pinget, Jean Tardieu…), il commande des pièces radiophoniques et télévisuelles. Il a enseigné dans les plus grandes universités allemandes. 

Werner Spies est un grand passeur des frontières de notre temps ; il traverse les lignes de la démarcation ; il refuse les cloisonnements, les ségrégations, le chauvinisme, la xénophobie, l’intolérance. Il n’aime pas les arts officiels, académiques, le nazisme, le stalinisme. Il cite parfois des phrases du peintre britannique Joshua Reynolds en 1770 : nous devons « désapprendre » le conformisme, les lieux communs, les banalités, les rabâchages, les clichés ; nous devons casser les règles de l’académisme, les disloquer, nous devons perturber la continuité, les habitudes, les recettes trop faciles. 

Vif et méthodique, allègre et savant, Werner Spies est un arpenteur ; il parcourt les chemins de la création ; il navigue. En 4 356 pages, il propose les messages énigmatiques des créateurs. Par exemple, Henri Michaux refuse les certitudes, il marie l’étrangeté des choses naturelles et le naturel des choses étranges ; il cherche les tempi, les rythmes imprévus. Car Michaux note : « je fais sur moi-même l’expérience effrayante et excitante consistant à changer de tempo, à y renoncer soudain pour parvenir en échange à un autre, inconnu et plus rapide »… Ou bien, le poète Jean Tardieu pose deux « petits problèmes : « Étant donné un mur, que se passe-t-il derrière ? » et « Étant donné deux points, A et B, situés à égale distance l’un de l’autre, comment faire pour déplacer B sans que A s’en aperçoive ? »… Ou aussi, le 1er mai 1968, sur un kiosque à journaux, Werner Spies perçoit un titre de La Quinzaine littéraire : « Nathalie Sarraute : il faut tout détruire ». Alors, l’ère du soupçon et le doute corrodent une quête métaphysique, condamnée à l’échec… Ou bien, dans un récit de Samuel Beckett, le personnage Walt murmure : « Malheur à qui voit des symboles ! »… 

Ou encore, avec provocation, avec ironie, Marcel Duchamp prendrait une position paradoxale : « Il n’y a pas de solution, parce qu’il n’y a pas de problème. » Duchamp construit un petit assemblage qui s’intitule With Hidden Noise (1916) : À bruit secret. Cet objet discret ne te mène ni à l’interrogation, ni à nulle réponse : « À l’intérieur de la pelote de ficelle, mon ami Walter Arensberg (dit Duchamp) devait placer secrètement un petit objet qui fait du bruit quand on le remue. Et, jusqu’à ce jour, je ne sais pas ce qu’il est, ni (j’imagine) personne d’autre que moi »…

Ou bien, le « Mur » de Breton est une œuvre essentielle de la création du XXe siècle. C’est le « Mur » dans le bureau de Breton 42, rue Fontaine, très près des lumières de Pigalle dans la nuit. Dans son espace de rêves et d’écritures, Breton a souvent modifié les murs de l’atelier de 1922 jusqu’à sa mort en 1966. Dans un film de l’atelier, surgissent les tableaux des amis de Breton, les masques, des objets d’Océanie, des poupées d’Indiens d’Amérique du Nord, des choses trouvées, des racines, des agates, des cristaux, un gant de bronze, une collection de papillons, la boule d’une diseuse de bonne aventure, des oiseaux empaillés dans une cage… Breton retrouve alors les Cabinets de curiosités de la fin de la Renaissance (les Wunderkammern). Le XXe siècle (et aussi l’actuel XXIe siècle) réhabilite les jeux du XVIe siècle, les zones de la lumière et des ombres, la raison et les déraisons, la lucidité et les mystères, les heureuses surprises. Alors, les surréalistes cherchent les rencontres, les croisements, les moments privilégiés, les chances, les illuminations, une fenêtre qui éclaire. Comme dans le film Nosferatu (1922) de Murnau, lorsque tu es de l’autre côté du pont, les fantômes viennent à ta rencontre… Spies a placé en 2000 le « Mur » au Centre Pompidou, au cœur du musée. 

Dans une grande partie de ses inventaires raffinés, Werner Spies étudie les collages variés de Max Ernst et les femmes disparates du « Continent Picasso ». Mais il n’oublie jamais les images de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le romantisme de la peinture allemande, les arabesques d’Ingres, les monstres de Grandville, la tour d’ivoire de Fernand Khnopff, le soleil de soufre de Van Gogh, l’enseignement des couleurs de Josef Albers, le sexe des anges de Cy Twombly, l’ironie méta-mécanique de Jean Tinguely, Christian Boltanski et ses liturgies de l’enfance, le monde carrelé de Jean-Pierre Raunaud, les immenses rideaux de Christo et Jeanne Claude, le feutre et la graisse de Joseph Beuys, les mythes qu’Anselm Kiefer gère, les grotesques opérations d’Erwin Wurm, et tant d’autres humeurs de l’invention artistique… Werner Spies nous guide. Il nous oriente. Il nous aide à mieux percevoir les œuvres des créateurs. Au musée du Centre Pompidou, dans ses expositions, il nous enseigne à changer notre regard. 

Dans les aventures et les caprices de la création, la terrible « Femme 100 têtes » circule, celle que Max Ernst représente en 1929. Elle s’entête. Elle possède de multiples têtes et n’en possède aucune définitivement. Elle est la femme sans qualités fixes. Elle est obstinée : « Elle garde son secret. Elle le garde. » Elle est « plus puissante que les volcans, légère et isolée » ; elle est « plus légère que l’atmosphère, puissante et isolée » ; elle est « plus isolée que la mer, toujours légère et puissante ». La « Femme 100 têtes » est une sœur redoutable de Werner Spies. Elle inquiète et séduit.

Gilbert Lascault

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