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Un puissant récit historique : la guerre entre le Japon et les chrétiens au XVIIe siècle

Article publié dans le n°1178 (01 sept. 2017) de Quinzaines

Il y a un surcroît de plaisir à débusquer, chez un romancier de talent, un paradoxe constitutif de ce talent : Morgan Sportès est un aussi remarquable témoin de son temps lorsqu’il analyse, dans « Tout, tout de suite » (Fayard, 2011), la barbarie contemporaine qui supplicie le jeune juif Ilan Halimi que lorsqu’il nous entraîne à travers le passé, dans le sillage des chrétiens se vouant à évangéliser le Japon, dans « Pour la plus grande gloire de Dieu » (Seuil, 1993) et, aujourd’hui, avec « Le ciel ne parle pas », quand il fait résonner « le glas du christianisme nippon ».
Morgan Sportès
Le ciel ne parle pas
(Fayard)
Il y a un surcroît de plaisir à débusquer, chez un romancier de talent, un paradoxe constitutif de ce talent : Morgan Sportès est un aussi remarquable témoin de son temps lorsqu’il analyse, dans « Tout, tout de suite » (Fayard, 2011), la barbarie contemporaine qui supplicie le jeune juif Ilan Halimi que lorsqu’il nous entraîne à travers le passé, dans le sillage des chrétiens se vouant à évangéliser le Japon, dans « Pour la plus grande gloire de Dieu » (Seuil, 1993) et, aujourd’hui, avec « Le ciel ne parle pas », quand il fait résonner « le glas du christianisme nippon ».

La dramaturgie de cette destruction s’organise entre 1609 et 1653 à Nagasaki, où plane peut-être, déjà, l’inconscient de la bombe. Sportès s’en est-il rendu compte ? Je ne sais, mais l’idée convient à ce livre d’une intelligence et d’une puissance exceptionnelles. De la pluralité des points de vue émerge la voix de Ferreira, jésuite portugais, d’abord fervent convertisseur, que les circonstances font basculer dans la clandestinité, avant d’être arrêté et torturé ; après une endurance de cinq heures, il capitule et « apostasie », vaincu par la douleur, mais pas seulement : en inventant le « club des apostats », il fait montre d’une ferveur égale dans le reniement blasphématoire, au point de se consacrer, sous le nom de Sawano Chuan, à la rédaction d’un « pamphlet contre la foi chrétienne ». Il apparaît comme la figure antinomique de l’initiateur des conversions que fut, vainement, saint François Xavier (inhumé à Goa). De ces apostasies ou fidélités témoigne la construction du « roman », dont chaque chapitre renvoie ironiquement au rituel du « requiem ».

C’est qu’au paradigme théologique se mêle un autre enjeu, politique : les maîtres du pays, les shoguns Tokugawa, en viennent à soupçonner les missionnaires chrétiens de visées impérialistes, en ce sens qu’ils ne seraient que l’avant-garde masquée de conquistadors ibériques (les catholiques certes, mais aussi les protestants), résolus (pensent-ils) à faire subir au Japon le sort qu’ils ont réservé aux territoires et aux peuples de l’Amérique colombienne. Ce doute est renforcé par les rivalités qui agitent et qui desservent les ressortissants espagnols, portugais et hollandais, lancés, eux, via Manille et Macao, à la poursuite de la richesse commerciale qui fait du port de Nagasaki le lieu de toutes les convoitises du monde d’alors.

D’alors ? Avec une maîtrise diabolique des sources religieuses, historiques et politiques, Morgan Sportès déroule les fils d’une narration éblouissante imbriquant toutes les époques. Que l’accumulation des scènes de torture ne fasse pas crier à la complaisance ! Le commerce et la religion ont jeté leurs filets pour extraire le pire de l’homme. Qui ne reconnaîtrait un écho anticipateur dans ces propos de Ferreira : « Voyez ces sales prêtres […], comment ils encouragent hommes, femmes et enfants fanatisés au martyre ! Ils les pousseraient presque vers la flamme des bûchers, leur promettant le paradis en retour ! » L’Europe du XXe siècle ne s’est-elle pas repue (il suffit de faire bouger le lexique) du spectacle des proscrits, « les condamnés à l’exil, désignés par la police du gouverneur de Nagasaki, sur décret du shogun. On avait fait des listes concernant les catholiques avérés, et les apostats qu’on supposait insincères, les relaps» De sorte que nous voilà emportés dans une gradation d’événements où triomphe la cruauté universelle. Avec un renversement de perspective, le message devenant : « Foutez le camp du Japon ! » Les massacres culminent avec le siège de Shimabara puis l’exécution des ambassadeurs venus pour tenter de sauver le commerce. Tout cela rendant plus terrifiant le « grand silence du ciel ».

Pour faire un grand roman, disait Michel Tournier, il faut un grand sujet. Il faut aussi une facture hors pair. Sportès réussit parfaitement cette conjonction. Il transcende la contingence du « roman historique » en développant un réseau vertigineux de références qui brisent la linéarité du temps : sont convoqués Tertullien, Cervantès, Picasso, saint Jean, Jean-Paul II (« Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée ! ») – noria de noms qui rendent assourdissant le « ciel muet ». Mais la trouvaille stylistique la plus efficace réside dans l’implication récurrente du narrateur comme personnage visitant et recréant les lieux dans l’éclairage d’un présent intemporel : « Soudain, c’est non sans émotion que j’entendis, pour la première fois au Japon, sonner des cloches – ces cloches qui, quatre siècles auparavant, s’étaient tues quand, sur ordre du shogun, la dizaine d’églises que comptait la ville furent détruites. » La gravité du sujet ne lui interdit pas l’humour, se permettant de susciter la figure fictive d’un copilote nommé Hernan Sportès.

Maître du jeu, il confond la mémoire de l’ex-jésuite Ferreira et la sienne, revendiquant le « droit sacré d’ingérence ». Sa plume libère des visions fantastiques, comme celle de ce prêtre dont on a plongé le corps nu « dans une sorte de piscine aménagée au bord d’une rivière. Son corps était ligoté, alourdi de pierres, et seules sa tête et ses épaules émergeaient. La nuit, l’eau gela. De sorte que le visage et le tronc du martyr, comme vitrifiés, prirent l’allure – avec ses cheveux et sa barbe raidis par le givre (et blanchis) – de la vivante préfiguration du buste de marbre qu’à Rome on sculpterait plus tard à sa gloire. »

Finir sur une touche de réconciliation par l’art ? Non pas, ce serait comme cautionner la sauvagerie des rapports humains. Morgan Sportès, cohérent dans ses choix stylistiques, opte pour l’humour sardonique où il rejoint Ferreira, tous deux plongés « dans les ténèbres d’une fosse : où lui et moi, pour les siècles des siècles, et par-delà le Temps, doubles battants d’une horloge au mécanisme à jamais brisé – nous pendons, nous pendrons et nous avons pendu… » – Amen !

Serge Koster

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