Livre du même auteur

Un Rabelais ludique

Article publié dans le n°1083 (01 mai 2013) de Quinzaines

Le bon maître Albert-Marie Schmidt, dans les années 1960, enseignait Rabelais aux étudiants de l’université de Lille, ou plutôt il s’efforçait de l’enseigner car la tâche lui était malaisée. En effet, arrivé en chaire, son énorme édition Lefranc sous le bras, il ouvrait le volume et se mettait à en lire un passage mais aussitôt un rire si inextinguible le submergeait que les larmes lui coulaient sur les joues et qu’il renonçait bien vite à délivrer à ses ouailles autre chose qu’une suite hilare de borborygmes et de hoquets.
Peter Gilman
L'énigme Pantagruel
Le bon maître Albert-Marie Schmidt, dans les années 1960, enseignait Rabelais aux étudiants de l’université de Lille, ou plutôt il s’efforçait de l’enseigner car la tâche lui était malaisée. En effet, arrivé en chaire, son énorme édition Lefranc sous le bras, il ouvrait le volume et se mettait à en lire un passage mais aussitôt un rire si inextinguible le submergeait que les larmes lui coulaient sur les joues et qu’il renonçait bien vite à délivrer à ses ouailles autre chose qu’une suite hilare de borborygmes et de hoquets.

Heureux moments ! Le vieux monsieur indi­gne qui ne savait pas contenir sa joie a plus fait pour transmettre l’amour d’un des bienfaiteurs de l’humanité que nombre d’érudits trop graves. On peut donc à la fois rendre hommage à la recherche universitaire la plus pointue, avoir lu avec passion l’indispensable biographie de l’Anglais Michael Screech (Rabelais, Gallimard, 2008), la nouvelle édition des Œuvres complètes due à Mireille Huchon (Pléiade, 1994), le Pantagruel renouvelé de l’excellent Gérard Defaux qui a choisi d’en commenter non la première édition, celle de l’hiver 1531, ou l’édition « définitive » (mais autocensurée) de 1542, mais la plus subversive, parue à Lyon en 1534 (Le Livre de Poche, 1994), oui on peut et même on doit remercier ces intercesseurs essentiels entre l’amateur moderne et une œuvre difficile entre toutes à embrasser dans la totalité de sa signification, et reconnaître en même temps que le travail de ces éminents professeurs n’a pas pour but principal de susciter l’allégresse, pourtant inséparable du plaisir qu’il y a, encore aujourd’hui, à se noyer dans Rabelais. Par rapport à ces spécialistes qui en France, terre mandarinale, ont droit de vie et de mort sur les études rabelaisiennes, on devine que l’Américain Peter Gilman, qui publie le présent livre en français, a écrit des articles sur son auteur favori dans les plus recommandables revues universitaires de notre pays, mais a passé sa thèse aux États-Unis et gagné sa vie en enseignant l’anglais non dans notre beau système académique mais « en entreprise » dans la région de Dijon, on se doute qu’il ne fait pas vraiment le poids en termes de reconnaissance. Est-ce pour cela qu’il a dû attendre d’avoir soixante-treize ans pour que paraisse un texte critique dont il déclare en introduction, avec un brin de provocation, qu’il « n’est pas destiné uniquement aux spécialistes » de Rabelais ? Quoi qu’il en soit, le ton adopté par l’auteur – qui confesse quelque part que certains considèrent ses propres positions comme farfelues et se fondant avant tout sur la force de son imagination – est très inhabituel dans les publications savantes et, pour cette raison seule, m’enchanterait déjà. Car il se veut d’emblée, et réussit à se maintenir tout du long, léger, primesautier, ludique en un mot, ce qui convient parfaitement à un colosse de la Renaissance dont l’une des visées et non la moindre était de faire rire à gorge déployée ses auditeurs, les livres à son époque étant plus souvent lus en public à haute voix que muettement reçus dans la solitude d’un cabinet. Mais il se trouve aussi que ce ton apparemment désinvolte prétend ici s’accorder à la structure d’enquête policière choisie pour décrypter Pantagruel, et qu’il y réussit. Pantagruel ! Œuvre inaugurale d’un auteur en effet mystérieux, évoluant en des temps troublés où le défenseur d’une conception ouverte du christianisme – en l’occurrence de l’évangélisme, sans aucun rapport avec les sectes de ce nom qui prospèrent aujourd’hui en Amérique latine et en Afrique – risque sa peau, et de plus lié étroitement à la politique secrète de François Ier, le plus précieux des « vérolés très précieux » auxquels Gargantua sera dédié en 1533. Pour Peter Gilman, Pantagruel est un véritable tissu d’énigmes enchevêtrées, et il entreprend de le prouver en considérant l’ensemble du récit comme un vaste jeu textuel qui ressortirait moins aux pratiques « gratuites » ultérieures de l’Oulipo qu’à une méthode cryptique subtile dotée d’une double justification : exciter l’appétit du lecteur pour les langages codés dont il s’agit de découvrir la solution, et cacher des significations dont l’exposé clair serait dangereux. En somme, Rabelais, moine défroqué et sorte d’agent secret à la fois politique et religieux, dissimulerait et dévoilerait (aux joueurs, futurs initiés) dans son premier livre des idées et des thèses d’un sérieux si iconoclaste que leur émetteur ne pouvait qu’enrober ses convictions – qui recoupent en partie au moins celles du roi de France dans sa lutte permanente contre l’empereur germanique, d’origine française comme lui, Charles Quint – dans une fantasmagorie comique destinée à amuser la galerie. Ce n’est pas là un scoop fracassant. L’hypothèse d’un Rabelais auteur de livres machinés comme des dispositifs de Robert Houdin a déjà été avancée, établie et transformée en certitude même, notamment par Michael Screech, qui a démontré la profondeur des convictions chrétiennes « progressistes » d’un narrateur qui dit « je ». Mais la particularité de l’analyse de Peter Gilman tient à la façon dont, au lieu d’éclairer le texte par l’Histoire préférentiellement, il l’a « feuilleté », pour employer un terme de Roland Barthes, afin d’en déplier les strates successives, et s’attache au détail le plus matériel des éditions, s’employant à examiner l’encadrement (les bois utilisés) de la page de titre de l’édition initiale de Pantagruel, celle de 1531, puis chacun des mots composant les prologues du Pantagruel et du Gargantua non comme des éléments d’un processus de communication seulement, mais comme des indices analogues à ces pièces à conviction qu’un bon enquêteur se doit de faire parler quand il les a recueillies sur une scène de crime. L’emploi rigoureux et obstiné d’une mé­thode d’investigation d’origine policière se repère au mieux dans l’exégèse de la page de titre de 1531, qui occupe la totalité du chapitre 2, soit un ensemble de trente pages consacré uniquement à la lecture à la loupe d’une image à laquelle le lecteur moyen n’accorderait qu’une attention distraite. En résulte une découverte surprenante : chaque millimètre carré de cette image, chaque mouvement des deux personnages principaux, vus de profil, qui s’y font face, chaque décoration, qu’on croirait arbitraire, du portique qui les encadre, et jusqu’à l’écusson présent au bas de l’image, avec ses cinq points disposés dans une surface autrement vide, revêt une signification précise et profonde. Est-ce convaincant ? Je laisse au lecteur amateur d’énigmes le plaisir de confronter ses propres intuitions aux conclusions argumentées de l’exégète. Disons que, pour ma part, j’ai été convaincu et en tout cas émoustillé par la qualité de la chasse aux symboles proposée. Quant à la « lecture approfondie » des incipit du texte lui-même, tant celui de Pantagruel que celui de Gargantua, elle emprunte plus nettement encore à celle que Barthes avait si brillamment mise en œuvre par exemple dans son éblouissante lecture du conte d’Edgar Poe La Vérité sur le cas de M. Valdemar dans la traduction de Baudelaire (Sémiotique narrative et textuelle, Larousse Université, 1973). Il s’agit de pousser le texte dans ses derniers retranchements, d’en fouiller le vocabulaire et la syntaxe dans toute l’épaisseur de leurs connotations, jeux avec les mots, anagrammes, de se poser des questions sur les citations (si fréquentes chez Rabelais), l’enchaînement des paragraphes, les allusions littéraires, donc de procéder comme si chacune des entités qui composent la page était un corps chimique complexe qu’il importe de réduire à ses éléments premiers. Ce superbe jeu de déduction n’est pas seulement amusant, il est révélateur et permet de dépasser l’apparence anodine de tel fragment du puzzle, l’expression « Grandes et inestimables Chronicques de l’enorme geant Gargantua », par exemple, qui se trouve au début du Pantagruel au titre de référence de lecture, et de comprendre que le livre par lequel Rabelais entame sa carrière d’auteur constitue une machine de guerre dirigée contre un ouvrage célèbre de Jean Lemaire de Belges faisant l’apologie de l’empereur germanique ennemi du roi de France. Mais bien d’autres trouvailles, souvent partielles car, répétons-le, on avait beaucoup et bien travaillé avant Peter Gilman, d’autres mises au point appuyées sur d’incisives lectures vont suivre, comme l’élucidation du nom même de Pantagruel, une énigme à lui tout seul, finalement assimilé, à l’issue d’un examen fort ingénieux de sa généalogie, au bon géant antique Hercule, cependant que Panurge, qu’il rencontre et dont il fait son ami pour la vie, l’est au dieu Hermès, vagabond des routes et messager des Immortels. Mainte obscurité d’ensemble ou de détail est semblablement résolue, vous le verrez bien de vos propres yeux, et je vous en promets un plaisir de lettré tout à fait délectable.

Maurice Mourier

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