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Article publié dans le n°1083 (01 mai 2013) de Quinzaines

En sortant le comédien et cinéaste Kurt Gerron (1) de l’oubli en en faisant le héros de son nouveau roman, Charles Lewinsky questionne à la fois la moralité de la survie et des fictions que nous nous inventons sans cesse, le poids du passé, la puissance de l’imagination et le temps singulier qui la conforme. En dépit de son apparent classicisme formel et de son allure de fresque historique, il promeut l’invention de la vie comme ultime résistance.
Charles Lewinsky
Retour indésirable
En sortant le comédien et cinéaste Kurt Gerron (1) de l’oubli en en faisant le héros de son nouveau roman, Charles Lewinsky questionne à la fois la moralité de la survie et des fictions que nous nous inventons sans cesse, le poids du passé, la puissance de l’imagination et le temps singulier qui la conforme. En dépit de son apparent classicisme formel et de son allure de fresque historique, il promeut l’invention de la vie comme ultime résistance.

Theresienstadt, 1944. Alors que les Alliés font reculer tous les fronts et acculent de plus en plus les troupes allemandes, une multitude d’hommes et de femmes, comme abandonnés, survivent péniblement, enfermés dans l’immense ghetto, n’attendant que le jour de leur déportation vers Auschwitz, résumée par cette formule administrative dont les nazis avaient le secret : R.U. Retour indésirable.

Parmi eux, « Kurt Gerron. À prononcer en roulant les r, je vous prie ». Célèbre comédien des années turbulentes de la République de Weimar qui, non sans un certain aveuglement, a refusé de s’expatrier aux États-Unis et sur qui les mâchoires du piège nazi se sont refermées avec une bru­talité inouïe, il incarne quelque chose d’une époque d’effervescence intellectuelle et artistique qui hante irrémédiablement la culture européenne. Son destin, exemplaire dans sa déchéance même, recèle la mémoire d’une liberté meurtrie, presque anéantie, et d’une vie pleine de fantaisie. Le roman de Lewinsky s’attache à décrire l’effritement de ces illusions, faisant s’affronter un âge d’or et son effondrement presque complet dans la barbarie.

Le roman oppose le temps maudit, simplifié et exécré de l’enfermement, de la souffrance et de la soumission absolue, à celui, plus complexe, plus épais, de la vie qui précède, celui des heurts avec soi-même et les autres, temps désormais impossible, annihilé comme la vie elle-même. « Nous avons tous tendance, ici, à perpétuer notre passé en ce sinistre présent », confie Gerron, ajoutant : « Tant que j’ai mes souvenirs, je peux me reconstituer. Je peux découvrir qui je suis. » Le roman de Lewinsky s’apparente à une voix qui se ramasse sur elle-même, esquissant les contours d’une mémoire qui transmue le temps en une perpétuelle réinvention de soi-même.

Retour indésirable pourrait n’être qu’une fresque historique virtuose tant Lewinsky excelle à reconstituer la grande époque de l’UFA (Universum Film AG) et le fourmillement de Babelsberg, à brosser le portrait de cette génération géniale et désinvolte, son enthousiasme salvateur et électrisant, à faire revivre Marlène Dietrich, qui « se comportait en star bien avant d’en devenir une », Brecht, acerbe, « à moitié aussi infâme qu’il s’en donnait l’air », « caméléon auquel la muse avait donné un baiser », Peter Lorre, l’ami indéfectible et toxicomane, Jannings, cet « authentique grand rapace de théâtre », à exhumer la petitesse d’un milieu et ses joies ensorcelantes, en même temps qu’il décrit à la perfection des milieux sociaux archétypiques et des événements historiques traumatiques…

Gerron, l’acteur populaire, le cinéaste accompli, se voit réclamer par les autorités nazies de tourner un film qui donne une image altérée de la réalité du ghetto où il survit péniblement avec son épouse Olga. Ils veulent « que je tourne un film sur Theresienstadt. Pas celui où je suis enfermé. Sur le Theresienstadt qu’ils veulent montrer au monde », que j’accepte de « les aider à mystifier le monde ». L’immense soliloque de Gerron – que seule arrêtera son arrivée à Auschwitz – fait se confronter ses questionnements moraux, la honte qui lentement le dévore, sa répulsion à mettre son talent au service de la barbarie, de renier la nature même de sa vie, et sa volonté de survivre, de prolonger son existence encore un peu.

Cette obstination à vivre, à s’accomplir en quelque sorte, prend son sens dans le retour même sur le passé qui le hante, qui aurait pu être si différent – en témoigne cette phrase qui, manière de leitmotiv, rythme ses confessions intérieures : « Seulement, cela ne s’est pas passé comme ça » –, dans la capacité à s’affranchir de la vérité, « fausser compagnie à la réalité », se mettre en scène autrement que nous sommes. Par un lent mouvement – qui fait penser à de longs travellings et à de soudaines mises au point sur des objets singuliers –, au gré d’une chronologie intérieure qui trouve ses échos dans un présent monstrueux, Lewinsky réfléchit à la fois une vocation, la nature profonde d’un homme à qui il faut redonner une manière de dignité, une intériorité, les doutes qui confirment son humanité profonde. L’écrivain met en scène le metteur en scène qui rejoue les aléas de sa vie comme autant de fables successives qui redonnent un sens à l’existence, la concrétise face au néant, sous le regard d’un « grand dramaturge » absent et cruel, Dieu.

Lewinsky, avec discrétion et une propension d’un autre temps au grand roman familial, poursuit, par le détour biographique et réel cette fois, la large entreprise que Melnitz (2) inaugurait sur le temps du récit et les voix qui le portent. Il poursuit une écriture qui envisage les voix selon des cycles, comme les ridelles qui se forment à la surface de l’eau après que l’impact d’un caillou en a brisé l’immobilité. Son roman, qui, une fois encore, traite de l’assimilation des juifs dans les sociétés d’Europe occidentale, énonce la dimension morale de l’écrit, des voix du passé qui ressurgissent, des retours indésirables et néanmoins vivaces de ce qui nous constitue, de la tradition qui affronte la modernité – on pensera aux magnifiques épisodes avec le grand-père. Il replace la fable au centre de tout, la parole qui donne sens au monde, au passé et au présent, aux histoires invraisemblables qui nous font tenir debout. Gerron a joué pour être quelqu’un, puis pour rester lui-même, il n’a fait qu’essayer de vivre avec le poids de la vie. Il le confie lorsqu’il se dit : « Je ne suis pas un héros. Ni sur la scène, ni dans la vie. Je suis un acteur qui joue des rôles de composition. Quelqu’un qui incarne, devant les autres, un personnage ».

  1. Kurt Gerron (1897-1944), comédien, scénariste et réalisateur – L’Opéra de quat’sous (Brecht), L’Ange bleu (Sternberg), Le Journal d’une fille perdue (Pabst)…
  2. Le Livre de Poche, voir QL n° 985.
Hugo Pradelle

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