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Une jeunesse

Article publié dans le n°1033 (01 mars 2011) de Quinzaines

 Un lecteur pressé qui se fierait au titre de ce roman se fourvoierait inévitablement. Les amateurs du chanteur à transformations seront déçus ; ceux qui ne le supportaient pas, ou plus, aussi. Il n’est que rarement question de lui dans ce roman. Encore que.
Pierric Bailly
Michael Jackson
(P.O.L.)
 Un lecteur pressé qui se fierait au titre de ce roman se fourvoierait inévitablement. Les amateurs du chanteur à transformations seront déçus ; ceux qui ne le supportaient pas, ou plus, aussi. Il n’est que rarement question de lui dans ce roman. Encore que.

Michael Jackson est l’interprète d’une chanson, Thriller, dont le thème est proche de celui du roman : la métamorphose. Le chanteur, dans un clip fameux réalisé par John Landis s’y transforme en loup-garou sur une musique et avec une chorégraphie qu’on a du mal à oublier. Luc et Maud, les héros de ce deuxième roman de Pierric Bailly, après Polichinelle, se transforment eux aussi, même si les changements qui s’opèrent ne sont pas bien visibles ou lisibles. Entre les trois Luc qui racontent, et les trois Maud que l’on voit à quelques années d’écart, des modifications se sont produites et elles ne sont pas toutes le produit du vieillissement. Autour d’eux, tout bouge beaucoup et on pourrait s’y perdre. Ronan et Claire, Walken, Martin, Léonard… toute une bande d’amis ou de relations se croisent et se rencontrent à Montpellier et dans ses environs, cadre principal du roman. Luc, le narrateur, parle au présent et un grand nombre d’actions brèves traduisent cette sensation de bousculade des faits, des impressions qui les accompagnent, des sentiments qui se greffent autour.

Le plus simple, pour commencer, est de dire que Michael Jackson raconte l’amour entre Luc et Maud, une sorte d’amour fidèle et romantique, dans des circonstances qui ne le sont pas, et parmi des jeunes qui songent d’abord à passer le temps et à jouir de la vie. Non que Luc et Maud soient dans une logique tout autre, mais ce qu’ils vivent semble un peu à l’écart, leur permet de se singulariser. Tous deux se transforment au fil du roman, ou plutôt semblent vus d’un autre angle à chaque fois, dans une autre dimension. La permanence serait plutôt du côté de Claire et Ronan, couple « moderne », sans état d’âme. Claire est très heureuse, voire fière de travailler dans le cinéma porno dont son compagnon et elle font une sorte d’éloge pépère. Ils gagnent leur vie en tournant dans des films et la gagnent plutôt bien. Leurs amis se débrouillent, comme on le fait aujourd’hui. L’université où Luc étudie les arts du spectacle est plus un refuge en attendant, que le lieu dans lequel on construit quelque chose, on manifeste de la curiosité ou de l’envie. Les lieux qui comptent sont ceux de la ville, et en particulier un bar appelé le John Wayne où la plupart des personnages se retrouvent. Quelques discothèques, des plages sont les autres lieux de rencontres entre des sortes de Vitelloni d’aujourd’hui.

S’il est une première qualité qu’on peut reconnaître au roman de Pierric Bailly, c’est ce regard sur la jeunesse (à laquelle il appartient). On est loin de la sociologie, des conflits entre générations (les adultes apparaissent peu, sinon à travers les parents de Luc, et Charles, le voisin dont il s’occupe), du politique ou de la morale. Il y a dans ce roman, et ce n’est pas un mince compliment à lui faire, quelque chose du regard que posait Jacques Rozier sur ses jeunes contemporains dans Adieu Philippine. Même désinvolture (apparente), même goût de la digression, même insignifiance de façade qui cache un vrai propos. On songe aussi à Miloš Forman pour ses premiers films tchécoslovaques, comme L’As de pique ou Les Amours d’une blonde. Ces références ne viennent pas au hasard : Bailly écrit un peu en cinéaste, donnant beaucoup à voir, et à entendre. Et son humour, entre ironie douce et causticité, ressemble à celui du grand cinéaste né en Bohême. Ses phrases semblent s’enchaîner par coq-à-l’âne. Les liens ne sont pas toujours visibles. La parataxe ou les liaisons logiques arbitraires donnent le sentiment que tout se vaut. C’est bien l’un des maux de ce monde et on devine dans l’écriture de Bailly une visée morale, ce qui ne veut pas dire moralisatrice. Jamais le narrateur (ou l’auteur) ne se prend au sérieux et ne fait la leçon. Il montre, il donne à entendre ou il fait lire. Parmi les morceaux de bravoure du roman, des passages qui feront rire, il y a un « sample » mêlant des titres de films pornos et des morceaux de chansons populaires. Le scénario de La Femme gruyère n’est pas non plus piqué des hannetons. Mais le comique tient aussi aux dialogues à la fois très pensés et très naturels, comme pris sur le vif. Bailly rend une forme de spontanéité qui est celle de cette jeunesse d’aujourd’hui. Les codes ont changé, les limites ne sont plus placées comme avant parce que bien des illusions se sont effondrées.

Doit-on y voir un symbole ? Mais parmi les héros de Luc, dont les portraits figurent dans la chambre, il y a Richard Virenque. Avec Martin Sheen, héros pour d’autres raisons, il incarne l’effort, la tension extrême jusqu’au bord de la rupture. Le coureur cycliste est solitaire, il affronte les éléments, il a tout l’air d’un héros. Mais on sait quelles substances Virenque absorba pour devenir ce héros, « à l’insu de son plein gré ». Afficher ce coureur cycliste ou songer à Martin Sheen, autre héros de l’épuisement, c’est se donner des modèles qui se servent d’artifice. De même pour Michael Jackson dont le corps, et le visage en particulier, n’avaient plus rien de naturel. Bailly décrit un monde d’apparences : apparences dans la parole, apparences dans les actes pris par une caméra (celle de Dave Dave, cinéaste porno ou artiste conceptuel on n’en sait rien), apparences vestimentaires (les accessoires, les vêtements sont les signes d’un monde), rien n’a de vraie consistance. Les gestes eux-mêmes, tout ce qui touche au sexe, est démonétisé, indifférent. On en parle beaucoup, on le fait sans se poser de questions, sans souci d’un avenir. Devant le maire, Phil dit non à Suzy, pour s’enfuir avec Coralie. Rien de solide donc.

Si ce n’est le Jura. C’était la région évoquée dans Polichinelle, c’est ici le contraire de Montpellier, à tous égards. Là vit la famille de Luc, et sa sœur en particulier. Ses parents croient encore en des luttes, en un engagement à gauche. Lui y retourne de temps à autre, parade dans son village comme le roi du pétrole et se rappelle les soirées télé à voter pour les Césars. Cet autre monde est derrière lui, avant la métamorphose, avant la rencontre avec Maud. C’est une autre France, avec sa jeunesse aussi, si peu entrée dans le monde moderne qu’on y croirait à peine. Comme si le Jura ressemblait à Mouthe, village le plus glacial de France : une Sibérie lointaine, oubliée de tous.

Avec son air de ne pas y toucher, Pierric Bailly fait avancer les choses. Il raconte et décrit une jeunesse que nous côtoyons, dont nous ne saisissons pas toujours les comportements, qui semble ne pas avoir les valeurs qui nous furent communes. Il ne se prend pas au sérieux ; il est désinvolte mais méfions-nous de cette légèreté, ou au contraire encourageons-la : mine de rien, elle est plutôt subversive.

Norbert Czarny