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Article publié dans le n°1251 (03 mars 2023) de Quinzaines

Parmi les taxinomistes les plus récents de notre environnement, on compte Francis Ponge et ses poèmes consacrés aux objets banals qui nous entourent, Georges Perec et ses Choses désirables, promues par la société de consommation et son bras armé, la publicité, et puis Roland Barthes, attaché à lire nos mythologies collectives renouvelées. À cette liste prestigieuse, il faut désormais ajouter Philippe Garnier…
Philippe Garnier
La démence du percolateur
Parmi les taxinomistes les plus récents de notre environnement, on compte Francis Ponge et ses poèmes consacrés aux objets banals qui nous entourent, Georges Perec et ses Choses désirables, promues par la société de consommation et son bras armé, la publicité, et puis Roland Barthes, attaché à lire nos mythologies collectives renouvelées. À cette liste prestigieuse, il faut désormais ajouter Philippe Garnier…

À l’instar d’un Francis de Miomandre racontant avec délice la vie du point de vue d’un ascenseur, Philippe Garnier nous offre des fenêtres inédites sur notre présent et son terrible appétit pour la technologie. Affrontant la réalité quotidienne du point de vue du chroniqueur, c’est-à-dire en flâneur, avec les armes d’un poète en prose qui se laisserait aller à philosopher en usant des outils de la sociologie et de la phénoménologie, Philippe Garnier s’interroge sur les capacités de la machine à nous domestiquer, nous, les humains. Lui-même ne plante plus un clou qu’avec réticence et le dit avec beaucoup d’autodérision, car il est aussi un être d’esprit. Faudrait-il que nous soyons assujettis à nos outils ? « Plus la technologie prolifère, moins nous en ressentons l’étrangeté », note-t-il, et les ravages du téléphone portable ne nous laissent pas de doute sur notre dépendance grandissante aux fluidités, que nous prenons pour des facilités, de notre appareillage proliférant et des ressources apparemment infinies de la technologie…

En courts chapitres variés, Philippe Garnier note avec perplexité que les volets électriques se ferment seuls, que les frigos acquièrent eux-mêmes des denrées et, conséquemment, au moment où se déclencheraient des pénuries d’électricité, puisque tout ce petit monde se nourrit de volts, il s’agit de méditer. Quel rôle pour la main, ce support de l’interrogation anthropologique ? Il y a une grande cocasserie dans les pages de Garnier qui, tout en explorant subtilement nos rapports à la machine, nous trouve, ébahi, soumis à une idéologie technologiste. Rappelant que le fordisme, étape capitale dans la mécanisation du monde, est directement inspiré par les chaînes de dépeçage des abattoirs de Chicago, il plaide pour une « pause inquiète » qui nous permettrait de réfléchir aux conséquences de nos appétits pour les surfaces tactiles, les écrans rutilants et la vitesse en toute chose. Et il ajoute, très politique : « Parallèlement, l’autorité morale des concepteurs de machines s’accroît. À eux de redéfinir la façon dont la vie doit changer. » Toute personne ayant souffert des appareillages informatiques qui dysfonctionnent, ou autorisent la « société de service » à dysfonctionner, c’est-à-dire tout le monde, comprendra instinctivement qu’un danger de la présente modernité est décrit ici par le menu, tandis que s’élabore une civilisation quasi analphabète, sans autre monnaie d’échange que des cartes bleues soumises à un contrôle permanent, sans issue, sans échappatoire face aux outils de reconnaissance faciale… « Dans les salles des ventes, les habitués du premier rang font monter les enchères par des signaux discrets. Seul le commissaire-priseur repère le léger froncement des sourcils, le clignement des paupières. C’est peut-être ainsi que nous devrons nous adresser aux machines. Chacun disposera de son langage facial qui servira à la fois d’ordre et de signature. L’un fera démarrer son véhicule par une moue dubitative, l’autre allumera son téléphone par un sourire en coin. Il est en effet souhaitable que nous gardions un léger signal extérieur à produire et que nos pensées ne soient pas intégralement lisibles. »

Il y a deux ans tout juste, Philippe Garnier, éditeur, romancier et essayiste, nous avait surpris avec Mélancolie du pot de yaourt (Premier Parallèle), un essai allègre, aussi profond que drôle, où il s’était attelé à l’analyse de l’emballage dans la société de consommation. En observant dans son univers le rôle des plastiques, paquets divers, cartonnages et mises en boîte, il établissait un portrait moral de notre société. Ses pages étaient d’un Barthes tout à coup badin, tout aussi crédible. Ses « emballages » se doublent désormais de ses machines avec La Démence du percolateur, où les automatismes qui constituent la belle part de la modernité que l’on nous vend pourraient se révéler une terrible machination contre notre art de vivre, notre façon d’être, pour être plus précis, et, fatalement, contre notre esprit. L’idéologie technologiste, complice de cette croyance dans le « progrès » qui émeut tout amateur de « taux de croissance », produit de la machine qui produit aisément de la machine – le cauchemar de Terminator ! Rares sont celles qui font preuve d’un peu d’ironie, comme le boîtier qu’inventa Marvin Minsky (1927-2016), le théoricien de l’intelligence artificielle, conçu pour une tâche unique : s’éteindre lui-même. Il semblerait que nous soyons collectivement fascinés par les machines qui nous transforment en rois fainéants, en Romains de la décadence.

Observateur perspicace et drôle, Philippe Garnier traque la variété de nos interfaces avec la machine, depuis le stress qui nous agite au moment de tenter de couper la sonnerie d’un téléphone qui tonitrue jusqu’aux implants médicaux. « Câbles, rouages, pistons, objets domestiques », appareils informatisés soumis eux aussi à un impératif de rendement… Philippe Garnier propose un retour à des exigences moindres, si ce n’est un retour à ce monde où les moteurs marchaient « quand ça veut… ». Mais la poliorcétique n’est pas un art fabriqué pour la race canine : nous sommes encerclés, envahis jusque dans nos bureaux où les percolateurs à capsules (peu écologiques, d’ailleurs) nous gavent de caféine : « Désormais, la boucle est bouclée et le piège, diabolique : toute machine à café, en survoltant ses utilisateurs, finit par accélérer son propre fonctionnement. » Humoriste doublé d’un poète plutôt qu’un prophète, notre philosophe du quotidien emprunte au sociologue, au psychologue, à l’épistémologue et au sémanticien leur caisse à outils comme un Gaston Bachelard qui, après l’eau, la terre et le feu, se serait attelé au plastique et au métal, notant, au passage, que nous étions « embarqués » sur de nouvelles pentes, plus glissantes – jusqu’au « transhumanisme ». « Un dressage de soi-même et des autres qui ne connaît ni début ni fin : tel est notre destin depuis que nous avons affaire aux machines. Nous croyons nécessaire que les technologies nous transforment. Il faut, pensons-nous, qu’elles nous embarquent vers une destination, qu’elles nous emmènent “quelque part”… N’y a-t-il aucune échappatoire à cette mobilisation ? Chaque vague technologique – qu’elle soit éprouvante, libératrice ou futile – ravive en nous un esprit de mission, vacillant, mais fatal. » Son goût pour l’outil le plus fonctionnel pourrait-il être fatal au genre humain ? En nous remémorant Alain Bashung, il nous vient une envie de susurrer – pas trop fort, car les machines pourraient nous entendre : « C’est comment qu’on freine ? »

Eric Dussert

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