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Zao Wou-Ki ou la souveraineté de la peinture

Article publié dans le n°1204 (16 nov. 2018) de Quinzaines

À partir des années 1950, deux ans après l’arrivée du peintre à Paris, l’œuvre de Zao Wou-Ki représente le style de l’abstraction lyrique qui triomphe aux États-Unis en abolissant la figuration explicite au profit du geste créateur, tout en proposant une synthèse magistrale des traditions picturales entre Orient et Occident. C’est à partir de ces années-là, et jusqu’à sa mort en 2013, que son itinéraire artistique est retracé dans la passionnante exposition que présente actuellement le musée d’Art moderne de la Ville de Paris.

EXPOSITION

« Zao Wou-Ki. L’espace est silence »

Musée d’Art moderne de la Ville de Paris

12-14, avenue de New York 75116 Paris

Du 1er juin 2018 au 6 janvier 2019

À partir des années 1950, deux ans après l’arrivée du peintre à Paris, l’œuvre de Zao Wou-Ki représente le style de l’abstraction lyrique qui triomphe aux États-Unis en abolissant la figuration explicite au profit du geste créateur, tout en proposant une synthèse magistrale des traditions picturales entre Orient et Occident. C’est à partir de ces années-là, et jusqu’à sa mort en 2013, que son itinéraire artistique est retracé dans la passionnante exposition que présente actuellement le musée d’Art moderne de la Ville de Paris.

Si « l’espace est silence », comme l’affirmait en 1949 Henri Michaux à propos de ce peintre, il est tout aussi bien cri, frémissement, vibration… Les immensités vides et accueillantes des très grandes toiles résonnent des mouvements, accents et scintillements qu’y trace le pinceau. Une grande œuvre, exposée à la fin et inspirée par un morceau du compositeur Edgar Varèse, Déserts (que l’on peut entendre grâce à des casques mis à la disposition des visiteurs), en apporte in fine la démonstration éclatante : le langage pictural s’y dépouille des constructions massives en aplats qui empâtent parfois la toile ; et c’est alors une succession de saccades, un tourbillon d’inscriptions linéaires, qui s’organisent au bord d’un chaos toujours en train de menacer dans les intervalles blancs du silence.

Dans chaque tableau s’imposent des séquences chromatiques, des ruptures ou des continuités dans le graphisme ou le balayage de la brosse, construisant un itinéraire presque narratif pour l’œil qui découvre à chaque instant de nouveaux événements visuels. Lorsque le regard se rapproche des toiles, il voit d’ailleurs apparaître, dans le lacis de détails enchevêtrés, l’extraordinaire et fascinant travail de ce peintre, d’une autorité et d’une maîtrise souveraines : glacis, empâtements, « drippings » de petites gouttes dispersées ou alignées par une reprise au spalter… Croisant toutes ces techniques, chaque toile offre au regard des surprises constantes, sans jamais le fixer dans un registre assuré.

Le grand événement ici, à chaque fois renouvelé, est le surgissement neuf de la peinture. D’une toile à l’autre, c’est d’ailleurs aussi un cheminement qui s’offre au spectateur. L’existence biographique du peintre s’y imprime peu. En dehors de l’émouvant En mémoire de May de 1972, réalisé à la suite de la mort de sa deuxième épouse, la chronologie des œuvres suit les évolutions d’une quête du peintre à travers les possibles de la peinture : à certaines époques, les formes linéaires s’effacent au profit de masses compactes, les jeux du vide et du plein se réorganisent, les bruns affectionnés au début laissent place à un jaune strident, à la fois agressif et lumineux ; dans les dernières années, une plus grande harmonie semble régner dans les toiles, comme si les tensions se résorbaient alors en vibrations chromatiques. 

Comme dans la tradition chinoise, Zao Wou-Ki refuse la reproduction mimétique, qui fut la grande ligne de force en Occident depuis la Renaissance. Cependant, comme dans les encres de Chine qui accompagnaient les poèmes calligraphiés (et qui sont même l’origine de la peinture chinoise), la figuration n’est jamais très loin – non pas sous forme de reproduction d’un contour, mais à travers une syntaxe de signes qu’on peut percevoir comme pictographiques ou idéographiques. À l’exception d’une barque avec pêcheur apparaissant sur le côté d’une grande toile à la fin de l’exposition et d’un grand tronc d’arbre dans un autre tableau de la même salle, la logique de la représentation est congédiée au profit d’une syntaxe gestuelle qui associe, à chaque fois et à égalité, la ligne et la couleur. Dans cette « traversée des apparences », selon le titre d’une des œuvres ici exposées, on admire d’ailleurs l’équilibre tout ensemble fusionnel et contrastant entre ces deux composantes de la peinture.

La technique picturale de Zao Wou-Ki, qui se souvient des lavis à l’encre de Chine, toujours imprévisibles à cause du degré d’absorption variable du papier, est d’une maîtrise impressionnante dans l’art de l’improvisation aléatoire : chaque toile est le résultat d’un dialogue créateur avec les propositions plastiques offertes par les hasards d’une élaboration qui ne procède pas d’un plan déterminé. Recouvrements, griffures, effacements par du blanc, surcharge par des couleurs épaisses sorties directement du tube (comme dans les toiles d’Olivier Debré, auxquelles on pense bien des fois), travail d’inscription au pinceau fin de tracés qui rappellent l’écriture chinoise ou égouttements de couleur rajoutés au pinceau : le résultat pour l’œil est un entrelacement souvent fascinant de tracés, matières et couleurs en dialogue. Stratifiant la surface de la toile, ils rendent sensible la temporalité dans la peinture – art de l’espace pourtant immobile : cette peinture très tactile, où l’œil s’accroche à des aspérités soudaines, offre la vision presque géologique de sa formation. 

Dans la tradition chinoise ancestrale, le geste créateur s’origine dans le vide pour produire l’œuvre, avant que celle-ci ne s’y abîme à son tour. La création est un moment d’intense jouissance conscient de sa fugacité. De même dans les toiles de Zao Wou-Ki : c’est à chaque fois un monde en gestation – ou dans un état de décomposition explosive – qui se présente au regard. Dans le détail, tout paraît incertain, surchargé, raturé ou biffé, recouvert à moitié d’une nouvelle couche picturale, rayé d’empâtements rajoutés ou ponctué de gouttes de peinture ou d’essence qui viennent aérer et presque trouer le fond de la toile. L’œuvre vibre de la précarité que lui confère cette gestation par rectifications et retouches. Et, pourtant, l’unité de chaque toile est évidente, affirmant une souveraineté de la peinture. Peu d’œuvres, conçues dans le cheminement et les tâtonnements de l’improvisation abstraite, donnent à ce point un sentiment d’évidence : le chaos y est toujours – provisoirement – organisé par un œil sûr de l’effet qui sera produit. L’intelligence picturale inclut par avance le regard du spectateur et en fait un protagoniste de la gestation de l’œuvre. 

Dans la dernière salle, autour d’une peinture magistrale dressée en hauteur et lumineusement organisée, on a disposé des encres de Chine de l’artiste : esquisses abstraites sur petits formats et réalisations sur grands formats, dont un ensemble de lavis conçus pour le projet d’un rideau de scène à Pékin. On y admire, surtout dans ces dernières œuvres très grandes disposées en hauteur, une pratique maîtrisée de cette technique dans laquelle nulle reprise n’est possible : le trait s’y impose dans le mouvement d’un geste sûr, il offre un prolongement au corps de l’artiste et crée d’étranges tracés où se retrouvent à nu les motifs des tableaux à l’huile, comme décantés et devenus de pures émotions plastiques.

Daniel Bergez

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