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A travers les feuilles du saule

Article publié dans le n°1017 (16 juin 2010) de Quinzaines

    « Parler comme on respire » : ce sont les derniers mots de L’Arbre transformé, premier récit de Daniel Guillaume. Cet infinitif, comme un projet, clôt une longue phrase s’apparentant à un collage, émanation d’une déambulation dans Paris, autour de la rue Saint-Merri, si chère à Desnos. Le poète n’est pas cité, mais d’autres, dont Apollinaire, font silhouette, à travers les feuilles du saule.
Daniel Guillaume
L'arbre transformé
(Seuil)
    « Parler comme on respire » : ce sont les derniers mots de L’Arbre transformé, premier récit de Daniel Guillaume. Cet infinitif, comme un projet, clôt une longue phrase s’apparentant à un collage, émanation d’une déambulation dans Paris, autour de la rue Saint-Merri, si chère à Desnos. Le poète n’est pas cité, mais d’autres, dont Apollinaire, font silhouette, à travers les feuilles du saule.

Le récit de Daniel Guillaume a la vitesse et la légèreté d’un poème. Il procède d’abord par ellipse, dressant un arbre généalogique qui, côté maternel, est vite coupé. Judith est née en Hongrie, d’une mère juive déportée à Bergen-Belsen, d’un père tué par un partisan lors de la Libération. C’est plus divers du côté de Max, le père, marié trois fois et père de trois fils, nés des trois épouses. Les origines sont mieux cernées. Un grand-père a fait fortune au Tonkin, un oncle est parti au Brésil, les demi-frères et leurs mères ont connu la folie, voire, pour l’un la folie furieuse et l’internement. Mais cela, on ne l’apprendra que vers la fin du récit, qui procède par touche, qui s’enrichit comme l’arbre de feuilles et de cicatrices sur le tronc.

Récit est-il le terme approprié ? Le narrateur évoque les siens, raconte des pans entiers de l’histoire familiale, montre quelle place il y prend, et dans quels paysages. Un romancier « réaliste » ou à tout le moins soucieux de raconter et de mettre en relief des êtres dans l’Histoire, s’emparerait du formidable matériau pour bâtir une « fresque », comme on dit. De la fresque possible, Daniel Guillaume ne conserve que les traces, que les éclats à lire sur la paroi et à interpréter, à lier au fil des pages que l’on tourne. L’histoire familiale est reconstituée par le lecteur. Et qu’importe si l’on s’égare parfois : le chemin importe davantage que le point d’arrivée. L’image du saule, utilisée pour parler d’un oncle s’adonnant à la peinture est parlante : « Arbre complexe et mobile, à sa façon, autant qu’un coq. Ses branches au vent prennent la tangente de toute affirmation. »

Les paysages traversés, et les époques se font en effet écho, parfois s’entremêlent : la Loire et le Danube, la puszta hongroise et certaines campagnes autour d’Amboise ou de Meung ont une parenté qui ne tient pas seulement à l’histoire familiale. On s’arrête ainsi « derrière l’usine, sur les canaux de Marne, en contrebas desquels sombrent les villas tournant parfois au stock de ferrailleur […] », on erre avec le narrateur dans un très secret quatorzième, pas celui de Calet, plutôt celui de Modiano et de ses replis secrets, du côté des rues Hallé ou Dumoncel. Les signes éparpillés disent le passé aussi bien que le présent : le beau, pour le narrateur n’est pas dans ce qui est joli, dans ce qui subsiste grâce à l’immobilité, mais dans un élan, un mouvement, des traces fugitives sur un pilier en béton, une arche de pont, une cave et son soupirail donnant sur la rue à Budapest. Un tilleul serait la métaphore de cette diversité voulue : « Pour la première fois en effet, cet arbre mince crée sa nuance, inconnue, feu, d’ombre plus claire sur les images venues de loin continuer la chronique. » Dans ces lieux, le jeune homme fait son éducation ; les femmes y jouent un rôle non négligeable et de belles descriptions rendent à la fois leur chair et le flou de toute rêverie.

Dans ces cadres se reconstitue donc l’histoire terrible des uns et des autres, à commencer par celle de Judith, la mère, poétesse, éternellement fragile et présente, soucieuse de « Brûler toujours soi-même, donc, par la flamme d’un verbe inoubliable ». À travers elle, c’est tout le passé hongrois qui se livre : celui, sauvage, des ancêtres venus d’Asie, celui, très policé et cosmopolite, des Habsbourg, des premières années du XXe siècle, et celui de Horthy et de ses féroces successeurs fascistes qui jetaient leurs victimes dans le fleuve gelé. Ce sont aussi les secrets d’alcôves et les petites compromissions dignes d’un roman de Zweig ou de Márai à ceci près que seuls des échos en subsistent. L’héritage paternel semble plus limpide, issu de la France républicaine, mais la présence de la folie, du suicide, obscurcit les choses. Architecte détesté par Mitterrand et honoré par Malraux, le père, installé à Sully-sur-Loire, bâtit des HLM dans la France de de Gaulle et Pompidou. Il passe beaucoup de son temps à lire les maudits, les scandaleux, les obscurs, la revue Minotaure et ses photos troubles célébrées par Eluard. De ces deux existences, il faut essayer de ne faire qu’une ; le narrateur en est conscient : « Com­ment simplifier l’apparence où se touchent et se croisent les histoires de nos vies ? Nos lignées marchent-elles ensemble, comme les deux jambes d’un homme ? »

Il faut bien naître et grandir comme l’arbre, et Daniel Guillaume le dit à sa façon en citant un ouvrage consacré au judo en début de récit, évoquant un médecin philosophe : « Puis il vit un saule au bord de la rivière. Le poids de la neige courbait ses branches. Le bois souple se débarrassait alors de son fardeau, puis reprenait sa position. Ce fut l’illumination. » Si le judo est l’art de subir son adversaire pour mieux le vaincre, écrire est aussi l’art de liquider son héritage, de se défaire du poids des autres, et des proches d’abord, pour reprendre sa position. C’est ce que nous lisons dans ces pages.

Norbert Czarny

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