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Bohème et cosmopolite

Article publié dans le n°1017 (16 juin 2010) de Quinzaines

    Plus de vingt ans ont passé depuis la mort de Danilo Ki΄s, plus de dix depuis la publication de l’ensemble de ses pièces, dans Les Lions mécaniques. L’œuvre de cet écrivain né à Subotica, dans ce qu’on appelait la Yougoslavie est presque entièrement traduite en français. Les jeunes générations peuvent désormais découvrir cet ensemble aussi riche que varié.
Danilo Kis
Varia
(Fayard)
    Plus de vingt ans ont passé depuis la mort de Danilo Ki΄s, plus de dix depuis la publication de l’ensemble de ses pièces, dans Les Lions mécaniques. L’œuvre de cet écrivain né à Subotica, dans ce qu’on appelait la Yougoslavie est presque entièrement traduite en français. Les jeunes générations peuvent désormais découvrir cet ensemble aussi riche que varié.

Encore faut-il donner quelques indications à celles et ceux qui ne connaissent pas du tout Ki΄s. Romancier, dramaturge, essayiste et polémiste, poète, Ki΄s est tout cela et d’abord lecteur et enfant. Ce dernier mot peut surprendre mais il est d’abord le fils d’Edouard Kohn, dont L’Indicateur des transports sert de matrice à son premier grand roman, Jardin, cendre, et dont la disparition dans la fumée des camps d’extermination est au cœur de l’existence comme de l’éthique de Ki΄s. C’est aussi du point de vue de l’enfant qui ne comprend pas tout ce qu’il voit et apprend, qui éprouve des émotions, que Ki΄s écrit. Ainsi note-t-il dans un essai sur « la destinée du roman » que son thème essentiel, son contenu est la condition humaine. Il reprend le titre de Malraux, l’une de ses admirations, mais en modifie la perspective dans le sens où l’expérience personnelle de la souffrance, dite sans pathos, est le noyau de l’œuvre. Dans un très beau texte, l’auteur explique que son émotion première naît des trains. Les entendre dans la nuit est sa madeleine.

Cette œuvre toujours diverse se prolonge avec les romans qui susciteront la polémique dans son pays natal, lorsque sa critique du communisme déplaît aux caciques et aux idéologues. Ce sera donc le cas avec Un tombeau pour Boris Davidovitch. L’Encyclopédie des morts, au centre de laquelle se trouve « Le protocole des sages de Sion », et le pouvoir redoutable des livres, fait moins débat, mais on sent combien la folie antisémite reste présente, travaillée par Ki΄s dans des textes vertigineux inspirés par Borges et Nabokov. Son commentaire de Bagatelles pour un massacre est d’une justesse effrayante : superbe travail sur la langue et incroyable machine à tuer : tout est dit de l’ambivalence de Céline. La nouvelle intitulée « Judas », qui annonce Sablier incarne ce pouvoir mortifère, mettant en scène les Croix fléchées, fascistes hongrois des années sombres.

Dans sa préface à Varia, Jean-Pierre Morel met très bien en perspective cette œuvre unique, singulière, et la façon dont les thématiques de l’écrivain se mettent en place entre 1954 et 1971. Varia montre l’artiste jeune homme. Grand lecteur, il traduit d’abord les Hongrois, dont il connaît par son père la langue, et qu’il admire. Il leur consacre des essais, évoque surtout Petöfi, l’incarnation du Romantisme magyar, dont les rêves étaient aussi nombreux, que contrariés par la réalité. Endre Ady est l’autre figure de la poésie hongroise que Ki΄s admire et suit dans les rues de Paris. Son « Excursion à Paris » qui clôt le recueil est d’abord un commentaire d’Ady. Les grands auteurs yougoslaves nés à la lisière entre le XIXe et le XXe siècle sont ses autres pairs ou pères. Andri΄c, Crnjánski mais surtout Krlezá dont le Banquet en Blithuanie fait pour lui référence, sont souvent cités. Mais l’érudition de Ki΄s n’est jamais aussi passionnée que lorsqu’il évoque les poètes symbolistes, qu’ils soient russes ou français, ou qu’il commente Baudelaire. On pourra voir là un parallèle avec Milan Kundera : l’œuvre du romancier tchèque fut d’abord poétique, irriguée par Apollinaire, entre autres. L’autre parallèle tient à leur intérêt commun pour Rabelais et Cervantès. Dans un essai au titre révélateur, Le Triomphe du rire, Ki΄s compare les deux écrivains, opposant le « rire triomphal » du Français au masque qu’emprunte l’Espagnol. Enfin, dernier point commun (ou presque) les deux écrivains citent Anatole France parmi leurs lectures, chose qu’un Français oserait à peine faire, après les ukases surréalistes.

Les références et admirations ne sont pas tout, même si on n’omettra pas d’évoquer celle que Ki΄s éprouve pour le mime Marceau et son art de la pantomime, art qu’il apprécie également chez Jean-Louis Barrault et qui a pour lui quelque chose de parisien, au meilleur sens du mot. Le texte consacré à Paris est en effet un bel hommage à un esprit, celui de la bohème qui pour l’écrivain yougoslave ne coïncide pas avec la fête, l’alcool et autres clichés. Encore que son éloge du café y ramène un peu : « Les cafés n’ont jamais servi au poète à fuir le monde, mais plutôt à le pénétrer, à embrasser la rue. L’alcool est un stimulant qui permet d’ôter les gants, d’extirper de ses tripes les guitares et les balalaïkas. »

Ces années de formation sont surtout celles qui lui permettent de définir son esthétique et de se forger un style. En quelques mots, ce sera le sens de l’ellipse, le goût de la métaphore, les effets de loupe sur des détails, la passion pour l’énumération. On songe à certains procédés du Nouveau Roman mais c’est là une autre particularité de Ki΄s, s’il est ébloui par les premiers films de Resnais, il n’aime pas du tout les textes de Butor et n’est nullement intéressé par cette modernité française. Le sens du détail, on en voit l’ébauche dans une nouvelle intitulée « Les Chaussures » comme dans un propos sur Joyce, qu’on lira dans M. Mak s’amuse, essai et poème écrit en 1959. L’énumération, procédé que l’on retrouve, et de quelle façon dans Jardin, cendre, est là ébauchée, avec une liste des stations de métro dont l’enchaînement est un parcours poétique dans Paris. Mais ce qui caractérise Ki΄s, à l’orée de son existence d’écrivain, c’est déjà le souci de la perfection, et donc le travail : « L’art, c’est avant tout une sélection d’associations, le courage de détruire des pensées encore dans l’œuf », écrit-il dans Une promenade de M. Mak. Écrire, détruire, effacer, tel est le processus. Le contenu est très vite trouvé, c’est le comment écrire qui obsède Ki΄s : « Qui m’apprendra comment écrire mon autobiographie, ma fausse autobiographie ? » se demande-t-il dans un entretien sur la génération littéraire.

Le projet est donc clair depuis longtemps, les repères sont fixés et pour reprendre des propos de Kundera, c’est le cadre mondial du roman qui intéresse Ki΄s, non quelque microcosme yougoslave, et principalement serbe ou croate, dont il raille les mesquineries dans son texte sur Paris, où ces communautés vivent encore comme au pays. « L’attribut premier du roman est le cosmopolitisme », note-t-il dans son texte sur la destinée du roman. Et son souci est d’inscrire la petite nation à laquelle il appartient dans le concert des grands.

L’œuvre multiple et puissante de Ki΄s à laquelle on renvoie les « enfants et raffinés », pour reprendre l’épigraphe de Chagrins précoces atteste de sa réussite, même si le flot des livres efface des tables de libraires et de mémoires défaillantes ces quelques livres importants.

Norbert Czarny