Chanter, scintiller

Denise Le Dantec nous propose un poème qui, à la suite de Rimbaud, vient « saluer la beauté » par le chant, les silences, le heurt des mots et des vers.
Denise Le Dantec nous propose un poème qui, à la suite de Rimbaud, vient « saluer la beauté » par le chant, les silences, le heurt des mots et des vers.

Denise Le Dantec fait naître l’étincelle de la juxtaposition. Du disparate, une énigme point qui nous retient. Les blancs entre les vers, l’absence de ponctuation ou son abondance et l’énonciation claire de phrases simples suffisent : des connexions inattendues s’établissent et inscrivent une chaîne d’images qui oriente notre lecture. Le mot « poème » revient dans le chant, pointe minérale essentielle du texte ; il nous invite à unir le « Charme » rimbaldien qui « prit âme et corps » et les larmes du temps qui va :

Le livre des larmes. L’estuaire. Le limon.

Les phrases perdues ‒ les poèmes.

                    pluie seuil pluie
                    pluie seuil pluie

Il faut le vent. La lumière mercure ‒ quelque chose avec des oiseaux.

L’approche immédiate voisine avec des souvenirs de calligrammes ou d’une poésie visuelle qui n’oublie pas le chant, source d’une révélation sans apparat.

Je chante
à la limite de la chanson

L’immédiateté guide les constats qui témoignent d’un regard candide posé sur ce qui nous entoure : « Un rai horizontal partageait l’espace // avec un bleu exclusif ». L’écoute et l’éveil caractérisent ce mode de relation à ce qui est regardé, tout entre dans le poème. La parole opère :

S’il fait chaud, je fais venir un vent ici (il arrive)
S’il fait froid, je bâtis une étuve (elle arrive)

Le secret retrouvé restaure la valeur performative de la langue ; le poème, vestige d’enfance à certains égards, ne se discute pas. Ce qu’il invente existe. Dans cette simplicité apparente de l’accomplissement, la nature est souveraine.

Des gestes simples rassemblent la donne immédiate et ce qu’elle suscite :

Je coupe une pomme en deux : toute
mon enfance passe
par là

Gaston Bachelard nous l’a appris dans sa Poétique de la rêverie : « Le souvenir pur n’a pas de date. Il a une saison. » Le philosophe ajoute : « Sans enfance, pas de vraie cosmicité. Sans chant cosmique, pas de poésie. Le poète réveille en nous la cosmicité de l’enfance[1]. » Cet Ô saisons nous entraîne dans le temps des origines, celui des saisons et des cosmogonies naissantes. La poète prévient : « Je cherche l’archaïque au fond de l’élan. » Elle pratique ce qu’elle appelle « la poétique du débordement » pour une grande « traversée du temps » et du « jardin de la Mémoire ».

C’est ainsi qu’elle « défait tous les liens » en restant à l’écoute des rêveries que provoquent les mots et les choses, et va parfois plus loin : « Je m’essaie au jeu des visions et des minutes cachées. »

Cette disponibilité et cette sensibilité cratylienne au pouvoir sonore des mots n’empêchent pas la confrontation avec les limites toujours repoussées du vers et du poème, monde en soi, digne d’exploration et sujet d’imagination cosmogonique. « Il y a des espaces entre les mots, les lettres, les atomes, les planètes, / des poèmes sans bord, des noms sans la chose », affirme un poème qui s’achève, ou plutôt s’éloigne, sur « une petite araignée filant filer ». Les nombreux espaces vides entre les vers de cette pensée « veillant / roulant / doutant / brillant et méditant », comme l’écrit Mallarmé dans son Coup de dés, laissent place à la rêverie des lecteurs qui n’ignorent pas qu’« [i]l y a des mots silencieux et des constellations cachées ».

La découverte cosmogonique passe par le dénombrement ; 7 soleils & autres poèmes[2] avait ainsi déjà emprunté la voie des traditionnels chants à compter, citant en particulier les célèbres Gousperoù ar raned (Vêpres des grenouilles) bretonnes, parfois interprétées comme chants d’une Genèse druidique[3]. Certes, Denise Le Dantec le rappelle, « [l’]algèbre est la science des fractures », mais il ne s’agit que de dénombrer sans calculs : « un chant, trois, quatre », « une table, deux chaises », « trois fruits », « trois garçons, une fille, un saule pleureur », « [s]ix directions, six sources », « douze comptines », « dix mille douceurs »

Son ami Michel Leiris assurait que « le rosaire des chiffres nourrit la trame des textures, / en grimoire d’ombre[4] ». Le poème, avec ses « appels de granit de grillons d’étournelles », nous entraîne dans un inventaire personnel, d’un présent parisien à une enfance bretonne et à un temps immémorial.

Ainsi Denise Le Dantec, qui invite dans son poème de nombreux poètes et peintres, répond-elle à sa propre question : « Comment restaurer ce qui a été brisé ? » Elle fait jaillir « des trucs illuminés » pour que s’accomplisse son « projet le plus cher », que « l’âme du poème / scintille ».


[1]
Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie, PUF, 1960.
[2] Denise Le Dantec, 7 soleils & autres poèmes, L’Herbe qui tremble, 2020.
[3] Théodore Hersart de La Villemarqué, « Barzaz-Breiz ». Chants populaires de la Bretagne, Perrin, 1963.
[4] Michel Leiris, « Simulacre » (1925), dans Mots sans mémoire, Gallimard, 1969.

Isabelle Lévesque