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Deux philosophes écoutent les chansons populaires

Article publié dans le n°1192 (16 avril 2018) de Quinzaines

Charles Ramond (qui tient un séminaire sur Spinoza, depuis 2014, à l’université Paris-VIII) et Jeanne Proust (qui enseigne la littérature à la New York University) viennent de publier un livre étonnant : « Sentiment d’injustice et chanson populaire ». Ils y prennent le contre-pied des lamentations de la sociologie critique et hypercritique – qui voit de l’injustice partout et qui croit que le « peuple » n’est friand que d’égalité –, en s’appuyant sur un corpus de centaines de chansons, du XVIe au XXIe siècle.
Charles Ramond & Jeanne Proust
Sentiment d’injustice et chanson populaire
Charles Ramond (qui tient un séminaire sur Spinoza, depuis 2014, à l’université Paris-VIII) et Jeanne Proust (qui enseigne la littérature à la New York University) viennent de publier un livre étonnant : « Sentiment d’injustice et chanson populaire ». Ils y prennent le contre-pied des lamentations de la sociologie critique et hypercritique – qui voit de l’injustice partout et qui croit que le « peuple » n’est friand que d’égalité –, en s’appuyant sur un corpus de centaines de chansons, du XVIe au XXIe siècle.

C’est déjà, quel qu’en soit le résultat, un alliage inédit : un philosophe bien né, de bon ton, ne s’intéresse pas à cette sous-culture, qui ne lui apprend rien, même si elle évoque des souvenirs d’enfance ou de jeunesse, comme quand Johnny Halliday meurt, par exemple. Les auteurs m’apprennent beaucoup. D’abord à faire la connaissance de chansons que je n’écoutais que d’une oreille distraite, voire que j’ignorais totalement et que je n’avais jamais vues écrites. Leur simple recueil – plusieurs centaines – est en soi une richesse. Ce livre soutient une thèse très simple : le peuple ne dit pas ce qu’interprètent ses "porte-parole" et, en particulier, ne passe pas son temps à « réclamer justice », même là où on s’y attendrait le plus : l’injustice naturelle (être laid, mal aimé, etc.) ; les inégalités raciales, sociales, etc. ; la misogynie et l’homophobie ; l’aliénation et l’exploitation des pauvres et des travailleurs. Alors que je pense et écris depuis longtemps que, dans les mythes, contes, fables, nouvelles et romans, on trouve autant de matière à réflexion que dans les essais philosophiques et anthropologiques, je reste « scotché » quand je lis le chapitre sur le rap, dont j’ignorais tout. Je comprends, enfin, que le rap est plutôt complexe, car, d’un côté, il véhicule la performance (donc la concurrence) et le désir d’être du côté des plus forts, se souciant peu de réparer les injustices, et, de l’autre, il « s’est nourri d’une éthique fédératrice et pacifiste ». Le hip-hop, mouvement plus général qui inclut à la fois le graffiti, le break dance et la musique (rap et « DJing »), est à l’origine porteur du message « peace, love, unity and having fun ».

Les auteurs y insistent : le peuple se représente lui-même à travers la chanson populaire, et ses interprètes académiques se trompent souvent, plus soucieux de leurs lecteurs « cultivés » que de ceux dont ils parlent. Cela dit – et Charles Ramond en convient –, évitons de jeter le bébé avec l’eau du bain : être regardé et interprété par d’autres, même à tort et à raison, c’est voir un autre regard, entendre une autre parole, s’ouvrir à un autre que soi… à condition que le dialogue soit possible. Ce qui me rappelle Pierre Bourdieu allant discuter dans les « quartiers » et traitant de « cons » ces jeunes qui ne voulaient rien entendre de ce qu’il avait à leur dire (c’était après La Misère du monde [Seuil, 1993], livre à l’écoute des déshérités). Il avait raison : il est utile d’avoir un point de vue extérieur et explicatif sur soi-même. Il avait tort : il n’était et ne serait jamais à leur place.

Ce livre fait vibrer et donne envie de chanter ; c’est bien mieux que la plupart des thèses philosophiques et sociologiques, très souvent autophages ! Charles Ramond me l’a dédicacé : « Plus spinoziste qu’on ne pourrait croire. » Oui, mais pourquoi ? Parce qu’il montre, au lieu de juger, critiquer, ironiser ou se plaindre. Parce qu’en le lisant, on découvre un vaste monde enchanté, dont la variété (pourquoi parle-t-on de « variétés » de manière légèrement condescendante ?) est celle des expressions du corps, chemin de l’éternité, selon notre ami Spinoza. Allier la philosophie aux variétés, c’est augmenter sa puissance d’agir.

Michel Juffé

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