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Invitation à la métamorphose

Dans ce livre au grand format (21,5 × 27 cm) nourri d’images, le mouvement de l’écriture baroque rejoint la multitude de personnages des dessins.
Anne-Marie Beeckman
L’Amante érectile
Dans ce livre au grand format (21,5 × 27 cm) nourri d’images, le mouvement de l’écriture baroque rejoint la multitude de personnages des dessins.

Les dessins et peintures de Diane de Bournazel suscitent un monde onirique qui peut rappeler l’art rupestre et celui des Amérindiens ou des Inuits. Quelque chose de magique ou de chamanique, parfois proche d’une écriture sans mots, évoque les pictogrammes. Mais on pourrait aussi penser à ce que le microscope révèle de vie dans la goutte d’eau prélevée dans un étang. Des personnages, nombreux, les parcourent : animalcules ou animaux, humains ou chimères, réjouissants ou inquiétants. Les formes allongées, ailées parfois, semblent surgies d’un rêve ou d’un cauchemar. On ne saurait dire si ces êtres proliférants sont heureux ou voisins de l’enfer. Leur milieu est-il aérien ou aquatique ? Les poissons nagent dans le ciel, comme les oiseaux volent dans l’eau.

Diane de Bournazel, une artiste au monde singulier[1], a déjà rencontré l’univers de plusieurs écrivains. Aux éditions Al Manar, elle a accompagné de ses œuvres aussi bien Vénus Khoury-Ghata qu’Amandine Marembert ou Marie Huot. Elle a également illustré des livres pour enfants à L’École des loisirs et chez Gallimard Jeunesse.

Ici, c’est la poète qui accompagne les peintures. Deux univers se rencontrent, se croisent, se mêlent, sans pour autant se confondre. 

Le premier texte confirme cette impression de brouillage des frontières : un oiseau personnifié y apparaît qui « toque aux paupières ». Il ne s’agit pas de se situer mais d’éprouver la perte des repères, un retour au sauvage foisonnement de forces oubliées. Rien n’étonne en ces régions où le cœur est roi : 

Las, dans ta poitrine, le cœur atroce a ravivé sa meute. 

Le conseil est vite donné : « Laisse ta chrysalide. / Trousse-toi ! / Trousse-toi ! » Il faut consentir à ce chamboulement pour accéder aux visions que les dessins et les poèmes offrent parallèlement. La chronologie est bouleversée, et les personnages dressent leur force de dissolution contre les contraintes et les bornes de la réalité. Place aux rêves ! On distingue des forces primitives venues secouer la phrase, qui se débat dans les vers avec ses armes. Des mots rares (« orbiculaire », « épigastre », « hure », etc.), un bestiaire oublié ou méconnu, répondent à l’exubérance du dessin : voici des « noctiluques », « oryx », « ornithorynques », « ombles-chevaliers », « chevesnes »… La flore et les minéraux rejoignent ce bestiaire : « sélaginelle », « scabieuse », « aventurine »… Chaque nom apporte sa couleur sonore. La peinture peut se regarder à distance, ce qui permet de voir s’organiser des masses colorées en mouvement, puis de près pour scruter chaque entité dessinée ; de même, le poème peut s’approcher par strates pour interroger les formulations parfois énigmatiques.

Avec l’allant du rêve en marche, des tournures familières ou médiévales parfois, des allitérations et des cacophonies, le poème traque le tragique en pirouette : 

Le hérisson s’amenuise sur le bitume.
Nous mourirons, nous mourirons,
c’est notre chanson.
Nous sommes, bouche de plâtre, fraise de sang,
un verre de miel sous les mouches.

Le dicton, placé en épigraphe, du philosophe de la Renaissance Charles de Bovelles nous avait alertés : « Sous la peau de l’homme / plusieurs bêtes ont ombre. » L’assimilation constante de notre spécificité humaine à une réalité animale dresse le portrait d’un jour, qui serait celui des origines, dont nous portons les vestiges et les « cicatrices » : « Mon cerveau reptilien est creusé de grottes ».

Ce qui arrive, ce sont de nouvelles nuées d’insectes, des bergeronnettes, et des compléments du nom qui font vaciller le connu et le familier : « orvet de verre », « grand cerf / aux cernes d’écarlate ». On reconnaît, on découvre et on se risque :

Si je t’accepte, je m’ouvre au vent 

Hymne à la vie, la parade amoureuse se lit dans L’Amante érectile. L’affirmation des forces vitales passe par ce déploiement : « bois de cerf » visibles sur les dessins, comme les cornes, les oreilles qui se dressent, « le pistil du martin-pêcheur » et tous ces détails anatomiques arrachés aux lignes qui tracent des silhouettes simples dans les peintures colorées et énigmatiques de Diane de Bournazel. De l’Homo erectus à l’« amante érectile », il s’agit bien de se dresser, mais pour combien de temps, quelles traces sur terre avant l’extinction individuelle et collective ? La vie presse : « le sang cousu des filles / les ronces des garçons ». Les êtres se rapprochent, s’accouplent, se reproduisent, se dévorent, disparaissent. La mante religieuse, insecte vertical, dévore son mâle, en un raccourci exemplaire. 

Dans le scorpion noirci des cendres de l’amant,
dans ses yeux obscurcis,
le reflet de l’amante
frémissante et dressée.

Tout ce que nous portons de l’histoire de notre espèce et de toute l’évolution se trouve réuni, même disparate. La volonté de survivre, de laisser plus qu’une marque dans la « glaise », plus qu’une empreinte fossilisée, semble un appel à la métamorphose : 

Comment fuir la dépouille humaine ?
Comment marcher sur mes os ?

Le poète Kobayashi Issa, qui apparaît ici « assis, sur son derrière », écrivit sous forme de haïku : « Monde de rosée – rosée du monde – et pourtant[2] ». « [E]t pourtant » recèle cette vie qui déborde et nous gagne. La transformation appelle le futur (« Demain, demain ») et le conte (« Il était une fois ») qui, par le merveilleux, outrepasse la réalité. Tout est possible ici : 

J’embrouille le fil des saisons.
Que le berceau soit dans la tombe !

La fin du poème laisse entrer cette magie de la transformation et de l’envol propre aux contes :

Ailes et nageoires me sortent du recoin où j’étais prostrée.

C’est ainsi que Nils Holgersson, dans le récit de Selma Lagerlöf[3], devint minuscule et fut emporté par des oies sauvages. C’est ce grand départ qu’appelle tout le poème dans son incantation textuelle. Il semble très proche enfin (naturellement), dans une osmose dont on soupçonne que l’élan panthéiste, poétique, a facilité la métamorphose : 

Les pieds dans le limon,
la tête dans la nue,
j’attends ton cygne.
Il tombera des étoiles.
J’ai le doigt prêt pour le sillage.

Pour éviter le « transparent glacier des vols qui n’ont pas fui[4] », comme notre « limon » originel, il est temps que le « cygne » prisonnier des glaces se libère et que s’envolent les mots sur la page blanche.

[1]. Pour découvrir la diversité de l’œuvre de Diane de Bournazel : http://dianedebournazel.org/
[2]Haiku. Anthologie du poème court japonais, présentation, choix et traduction de Corinne Atlan et Zéno Bianu, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2002.
[3]. Selma Lagerlöf, Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, trad. de Marc de Gouvenain et Léna Grumbach, Actes Sud, 1990.
[4]. Stéphane Mallarmé, « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui… », Poésies in Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1945.

Isabelle Lévesque

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