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Jacottet, fragile et rayonnant

Article publié dans le n°1102 (01 avril 2014) de Quinzaines

En 1947, Philippe Jaccottet, qui a un peu plus de vingt ans, écrit « Requiem », poème qu’il reniera jusqu’en 1991. Ce texte en vers inspiré de photos de résistants du Vercors torturés par la milice et les nazis, on le trouvera en appendice de l’édition de la Pléiade qui vient de paraître. Cette nouvelle parution du poème marque à la fois la rupture et la continuité d’une œuvre.
En 1947, Philippe Jaccottet, qui a un peu plus de vingt ans, écrit « Requiem », poème qu’il reniera jusqu’en 1991. Ce texte en vers inspiré de photos de résistants du Vercors torturés par la milice et les nazis, on le trouvera en appendice de l’édition de la Pléiade qui vient de paraître. Cette nouvelle parution du poème marque à la fois la rupture et la continuité d’une œuvre.

Partons des ruptures. Ce n’est pas ce que l’on retient du poète, que l’on sent discret, loin de tout éclat, soucieux d’harmonie et d’équilibre. Et pourtant tout commence avec le départ de Paris en 1953. Jaccottet a vingt-­huit ans. Il a fait ses études de lettres à Bâle, s’est formé au grec, notamment, et a travaillé plusieurs années pour l’éditeur Mermod qui a aussi publié ses premiers textes. Arrivé à Paris, il a côtoyé des écrivains, a notamment été proche de Francis Ponge. De cette proximité on trouvera des échos jusque dans ses poèmes les plus récents, comme « Après beaucoup d'années » ou « Et néanmoins ». Il a rencontré Jean Paulhan et publié des chroniques et des critiques dans des revues. Mais il a surtout senti le poids de l’institution littéraire, la toute-­puissance de certaines figures et se sentant « influencable » (c’est son adjectif), il a quitté la capitale.

La raison n’est pas seulement de nature intellectuelle. Ses ressources ne lui permettent pas vraiment de vivre à Paris et il n’a pas encore de profession assurée. 
Il part pour Grignan et devient traducteur. Son premier grand chantier est la traduction de l’Odyssée. Puis il convaincra le Seuil, après le refus d’autres éditeurs, de publier Musil dont il traduit L’Homme sans qualités et plusieurs autres œuvres. La traduction est une clé pour comprendre Jaccottet. Elle le met à distance à tous les sens du mot. Elle lui permet de travailler loin de Paris, hors du présent et d’appréhender la langue par ses nuances, ses détours. Musil lui enseigne une forme de scepticisme qui imprègne sa poésie.

Il y a des poètes qui affirment. Char et Claudel sont de ceux-là, et Jaccottet se sent proche du second, mais, dans un discours en remerciement du prix Montaigne, le poète écrit : « j’entrevoyais, vaguement, d’autres chemins ; redoutant par-­dessus tout les formules catégoriques, les refus tranchants ou les affirmations péremptoires, parce qu’il me semblait que l’homme qui hausse la voix ou qui frappe du poing sur la table le fait souvent moins par conviction réelle que pour couvrir la rumeur de ses propres doutes. » On pourrait reprendre à son propos ce qu’il écrit du poète Giovanni Raboni, qu’il traduit en 2011 : « Une poésie de l’incertitude et de la précarité de l’être ».

Jaccottet ne cesse de traduire et d’approcher ainsi le mystère qu’il a découvert adolescent, écoutant une autre remise de prix, celle qui consacrait Gustave Roud, poète suisse dont il a été l'ami : « Il terminait en disant que celui qui n’avait pas entendu chanter, après une nuit de marche, l’alouette annonçant le réveil d’un monde plus pur que son chant ne comprendrait probablement pas ce qu’était la poésie. » Cette phrase, poursuit Jaccottet, le traverse « comme une flèche ».

Ce mystère qui naît dans la clarté, dans la plus profonde simplicité, Jaccottet le lit plus chez Baudelaire que chez les surréalistes, dont la trace est encore si forte quand il débute. Et il l’éprouve plus encore dans les haïkus dont la découverte, en 1968, le bouleverse. C’est comme si les tâtonnements, les recherches qu’il menait depuis son arrivée à Grignan prenaient sens ou forme. Si des œuvres littéraires sont fondatrices ou éclairantes, le paysage provençal et sa nature sont les véritables révélateurs. La Promenade sous les arbres, premier texte écrit dans ce cadre, en est une illustration. Jaccottet apprend le nom des arbres, des fleurs, se fait attentif au moindre détail, dont on trouve la trace dans de nombreux poèmes.

Mais le haïku est aussi l’ellipse, le continu dans le discontinu, le fragmentaire comme un tout, et on lira l’ensemble de l’œuvre de Jaccottet ainsi. Cette édition de la Pléiade est un choix de textes effectué par l’auteur lui-­même. En sont exclus les essais critiques, les textes destinés à des revues. On lit en revanche les divers tomes de La Semaison, les recueils de poèmes, les notes, les observations diverses. Et l’on mesure, passant de l’un à l’autre, grappillant ici ou là, ce qui se construit : pour reprendre un titre à la Ponge, la « fabrique » ou « l'atelier ». Là sont rassemblés les lectures, les promenades, la musique écoutée, les chemins arpentés, les oiseaux observés, tout ce qui fait la matière des vers.

Dans un entretien passionnant donné à la télévision suisse, Jaccottet oppose son temps à celui de Bach. Pour le musicien, tout faisait sens : il vivait en plein accord avec le monde et avec lui-­même. La foi protestante lui donnait cette unité. Jaccottet « recueille des débris ». Ce geste comme le mot employé ne sont toutefois pas synonymes de désastre. Ces débris sont devant lui, traces ténues du monde, comme dans ce beau poème consacré aux violettes. Cette fleur revient à diverses reprises :

« Rien qu’une touffe de violettes pâles,
Une touffe de ces fleurs faibles et presque fades,
et un enfant jouant dans le jardin...

ce jour-­là, en ce février-­là, pas si lointain et tout de même perdu comme tous les autres jours de sa vie qu’on ne ressaisira jamais, un bref instant, elles m’auront désencombré la vue. »

Jaccottet perçoit « d'en bas » avant d'écrire et ses poèmes comme ses proses ont ce côté insaisissable de la sensation visuelle fugace, rapide. D'où le mystère qui s’en dégage, en dépit de l’apparente simplicité. Cette clarté semble classique, harmonieuse. Et sans doute l’est-­elle si on compare son œuvre à celle d’André du Bouchet, sur qui on lira Truinas, hommage à l’ami et relation de son enterrement. L’harmonie naît aussi d’un équilibre des contraires. Ainsi, après L’Obscurité, unique récit, sorti en 1961, paraît Airs, le recueil le plus lumineux du poète. L’un ne va pas sans l’autre. Et quand on se figure un poète bucolique et solaire, n'évoquant que le cristal et la joie, on lit son éloge de Jan Skácel, poète persécuté après l’invasion de Prague en 1968, pour son tragique « intime et sobre ». Un poème comme « Parler », dans Chants d’en bas, exprime aussi le refus des mots qui n’ont pas leur poids de douleur, qui sont comme jetés, ou des cris qui n’engagent à rien. On en trouve peu chez lui, l’oubli, ne se paie pas de mots.

Parmi les poètes qu’il admire le plus, qui lui font le mieux approfondir la question de la poésie, Jaccottet élit Mandelstam, à propos de qui il dit : « un poème est de tels accords de sonorités, de pensées, d’images, de sons, de sentiments et de sensation, si merveilleusement combinés qu’ils attestent – contre les conditions les pires – qu’il peut y avoir pour l’homme une espèce d’ordre caché, d’ordre secret du monde. » Mandelstam, sans doute mort au goulag pour le seul poème qu’il écrivit contre Staline. La fascination qu’exerçait le poète russe sur les compagnons d’infortune à qui il disait ou lisait de spoèmes témoigne de l'influence de la poésie, jusque dans les ténèbres.

Si la joie ou la lumière sont là, c’est que la mort est omniprésente. Elle apparaît chez le jeune poète, avec quelques effets ; elle revient avec l’âge et les deuils, dans les images qui traversent les rêves, dans l'insomnie, « dans l’opacité de nuit qui n’est pas seulement la nuit, qui quelquefois enferme, encage, étouffe, tellement interminable pour ceux qui ne peuvent plus y voir qu'une préfiguration de la mort ». Elle pénètre les phrases de Ce peu de bruits, recueil qui s'ouvre sur un Obituaire, rappelant, année après année, les amis morts. La mélancolie se fait plus vive, heureusement contrebalancée par la contemplation de l’espace environnant, dont la beauté aide à mieux respirer :

« Si c’était la lumière qui tenait la plume,
l’air même qui respirait dans les mots
cela vaudrait mieux.
»

Dans les belles pages qu’il consacre à Kafka, à la fin de ce recueil, Jaccottet compare le romancier tchèque à Gustave Roud. Tous deux étaient au terme de leur existence, malades. Aphone, Kafka notait ses « feuillets de conversation », évoquant le soleil, l'eau, les fleurs. L'un d'eux parlent particulièrement à Jaccottet, car il a consacré de longs poèmes à cette même fleur éphémère : 

« J’aimerais m’occuper des pivoines, parce qu’elles sont si fragiles.
Et les lilas au soleil.
»

Norbert Czarny

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