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L'Islande est un grand pays

Article publié dans le n°1010 (01 mars 2010) de Quinzaines

Jón Kalman Stefánsson a quarante-sept ans. Entre ciel et terre, qui date de 2007, est son premier texte traduit en français. Il illustre avec éclat et prouve la vigueur toujours actuelle, intacte, d’une prose créée vers 1180 sous forme de sagas par les descendants lointains des bardes vikings émigrés qui, dès le IXe siècle, produisirent là-bas les premiers poèmes appelés « scaldiques ». Or c’est autour d’un poème, d’un extrait du "Paradis perdu" de John Milton (1608-1674), traduit au début du XIXe siècle par un pasteur islandais, que tourne l’intrigue, d’ailleurs minimale, du roman.
Jon Kalman Stefansson
Entre ciel et terre
Jón Kalman Stefánsson a quarante-sept ans. Entre ciel et terre, qui date de 2007, est son premier texte traduit en français. Il illustre avec éclat et prouve la vigueur toujours actuelle, intacte, d’une prose créée vers 1180 sous forme de sagas par les descendants lointains des bardes vikings émigrés qui, dès le IXe siècle, produisirent là-bas les premiers poèmes appelés « scaldiques ». Or c’est autour d’un poème, d’un extrait du "Paradis perdu" de John Milton (1608-1674), traduit au début du XIXe siècle par un pasteur islandais, que tourne l’intrigue, d’ailleurs minimale, du roman.

Nous sommes en 1850. La seule ressource est la pêche, si vitale pour ces hommes qui végètent sur une terre sans arbres ni vraie agriculture, où le paysage naît des seules variations de la lumière, qu’ils peuvent à peine attendre le début du printemps pour se lancer sur leurs barques non pontées et gagner à la rame les fonds où ils jettent leurs lignes. Ayant quitté le village et les femmes, ils s’entassent alors dans des baraquements et obéissent de leur plein gré à un patron, qui est leur égal et ne doit son statut privilégié (la seule femme présente est la sienne, cantinière d’un groupe de six ou huit rameurs) qu’à sa connaissance des mœurs du poisson et à son courage.

Deux amis, l’un presque adolescent, l’autre déjà adulte, se tiennent un peu à l’écart dans l’équipe de Pétur, car ils connaissent et pratiquent des livres. Pour s’être attardé un instant, le matin du premier départ en mer, afin de relire une strophe du Paradis perdu, l’aîné des deux amis oublie sa vareuse et mourra de froid loin des côtes. Son cadet qui, comme lui, haïssait la mer, se détourne peu à peu du suicide qu’il envisageait comme unique remède à son chagrin. Il regagne le village, est recueilli et sauvé par la riche tenancière du café où un ancien matin, aveugle comme Milton, finit sa vie en se faisant faire la lecture, car il possède… quatre cents livres !

Un scribe invisible raconte cette très simple histoire, avec une virtuosité analogue à celle des auteurs des Mille et Une Nuits : chaque fois qu’un personnage nouveau (épouse esseulée ou créature séduisante et peut-être maléfique, vieux capitaine trop buveur et incapable de se décider à armer son bateau, jeune vendeuse du seul « magasin général » du village, servante d’auberge) entre en scène, un fragment de sa destinée apparaît plus clairement et s’installe au premier plan de la continuité narrative, en fait plus souvent occupée par des dérives oniriques du héros rescapé ou des méditations inattribuables sur la mort et la vie, inextricablement mêlées dans cet univers de neige et d’ombres flottantes où les bien-aimés disparus ont autant de réalité – ou d’irréalité – physique que les vivants.

Tous les éléments sont pourtant en place pour une solide histoire réaliste. Roman d’apprentissage : « le garçon » (il n’est jamais autrement nommé), après avoir accepté son deuil, finira-t-il, employé modèle de La Buvette, dans le lit de la patronne ? Roman psychologique : celle-ci, la belle étrangère rebelle qu’un vieux richard a ramenée au village dans ses filets, dont il avait magnifiquement accepté l’inconditionnelle liberté et qui, depuis sa mort, couche avec les marins de passage, n’a-t-elle arraché au trépas et mis à son service « le garçon » que pour s’en réserver la jouissance ? Roman d’amour : que va devenir la fiancée du marin disparu, qui l’attend sans doute toujours quelque part à l’intérieur de l’île et que nous n’entrevoyons qu’à travers leur correspondance désormais interrompue ? Roman du mystère : qui est au juste l’aveugle Kolbeinn, l’amateur de livres, qui pourtant ne parle, avec le capitaine ivrogne Brynjólfur, que de poisson ?

Tous les fils sont là, mais ils ne s’entrecroiseront pas sur la trame pour composer un tissu solide et le corps de l’intrigue ne se forme pas, ses ébauches pendent, effilochées. Le narrateur se soucie moins en effet de ces destins terrestres que de ce qui passe et se passe dans le ciel. Et là aussi la leçon simpliste n’est pas la bonne, en tout cas pas la seule. Certes un dieu vindicatif plane au-dessus de la tête de tous ces gens si attachants. Il fond parfois sur eux comme un démon, un de ces corbeaux funestes auxquels la tenancière de La Buvette, belle et libre de sa chair à l’intérieur même du ménage qu’elle a consenti à fonder avec un barbon, avant que la mort ne le dissolve, donne de la nourriture au grand dam du pasteur (lui-même ivrogne) et des bien-pensants du village. Certes la préoccupation constante de la plupart est de ne pas se mettre trop à dos ce Dieu et d’éviter l’Enfer, encore qu’ils doutent assez nettement de l’un et de l’autre et imaginent sans peine l’existence posthume des noyés. Mais leur projection dans le ciel se révèle plus onirique que mystique, et en vérité s’il leur semble si souvent figurer, tels des étrangers, un peu à côté ou en arrière de leur propre image, c’est qu’ils sont frères ou sœurs des errants de Shakespeare et, semblables en cela aux naufragés de La Tempête, « sont de l’étoffe dont les rêves sont faits ». Ainsi se haussent-ils au-dessus de leur condition sociale et mortelle, tout prêts à devenir les créatures de papier d’un beau livre.

Le lecteur envoûté par la puissance et le charme d’un récit qui suggère plus qu’il ne détaille et réunit en son sein, avec une maîtrise entière, aussi bien l’envolée lyrique que l’analyse quasi sociologique, les discours sans guillemets, intérieurs ou non, des rares protagonistes ou les précisions biographiques ne pouvant être mises au compte que d’une instance extérieure aux personnages, voire à l’époque où il est censé se mouvoir, enfin les descriptions exactement cadrées d’un paysage, d’un brutal changement dans la météorologie fantasque de l’île, d’un état physiologique des héros, ce lecteur qui admire la perfection formelle du travail romanesque en oublierait presque l’essentiel, qui s’énoncerait peut-être comme suit.

En premier lieu, un fait de société écrasant. Cette communauté si réduite et apparemment si éloignée d’une modernité d’époque, celle de Guizot puis du Second Empire en France, du progrès technique partout en Europe (chemins de fer, essor de la bourgeoisie et du capitalisme, fièvre spéculative, révolutions), ces pêcheurs privés d’indépendance – ils sont tributaires d’une sorte de monoculture – et d’autonomie – l’essentiel de l’approvisionnement des magasins en tout l’indispensable et d’abord en café, tabac à chiquer, bière ou brandy vient par bateau d’Angleterre ou de Norvège –, loin d’être des prolétaires accablés et incultes, savent que Charles Dickens existe, sont au courant des découvertes scientifiques, en astronomie par exemple, n’ont pas la foi du charbonnier bien que Dieu soit présent dans la majorité de leurs phrases, éprouvent, même les plus cancres d’entre eux, un respect certain ou un sentiment de défiance apeurée mais envieuse envers les livres et le savoir.

C’est que chaque Islandais, si reclus qu’il soit dans sa crasse, se souvient obscurément du passé glorieux qu’une société minuscule a engrangé non parce qu’elle expédiait son poisson sur le riche continent – ce qui lui permettait tout juste de vivoter et de rêver de maisons confortables et de pianos importés à grands frais – mais bien parce qu’elle se sait l’héritière de ces intellectuels et artistes morts il y a mille ans qui mirent en forme pour toujours mythes païens et légendes dorées.

Plus que d’autres Européens de sa basse classe, le pêcheur d’Islande sent que sa piètre destinée ne le réduit pas à être un pauvre dont l’ardoise auprès du magasin général, d’une année l’autre, ne s’apure jamais. Tous les personnages de cet étonnant roman sont moins prisonniers de leur terre ingrate et de leur mer tueuse que continûment propulsés par leurs songes dans un empyrée. « On dirait que les mots sont encore capables de toucher les gens, c’est incroyable, peut-être toute lumière ne s’est-elle pas éteinte en eux, peut-être que, malgré tout, il subsiste quelque espoir », écrit Jón Kalman Stefánsson à l’orée de son texte, grâce auquel, sans aucun doute, et de ceux de quelques autres artistes, la petite Islande, qui tend aujourd’hui la sébile au FMI, cette terre perdue à la beauté magique et folle (allez-y voir, comme disait Lautréamont, si vous ne voulez pas me croire), est et restera un grand pays.

Maurice Mourier

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