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Le deuil

Article publié dans le n°1010 (01 mars 2010) de Quinzaines

 Les éditions Verdier font paraître une nouvelle traduction (1) de l’un des romans les plus célèbres de Miguel Delibes. Écrit en 1966, il consiste en l’évocation par une femme conformiste et bourgeoise de sa vie conjugale alors qu’elle veille, une nuit durant, la dépouille de son époux. 
Miguel Delibes
Cinq heures avec Mario (Cinco horas con Mario)
 Les éditions Verdier font paraître une nouvelle traduction (1) de l’un des romans les plus célèbres de Miguel Delibes. Écrit en 1966, il consiste en l’évocation par une femme conformiste et bourgeoise de sa vie conjugale alors qu’elle veille, une nuit durant, la dépouille de son époux. 

Les aveux sont toujours difficiles, retardés à l’extrême limite, enfouis sous les cendres tièdes de l’habitude, comme le deuil des choses passées, épuisant, qui circonscrit l’essentiel de la vie dans l’instant où nous le perdons. Cinq heures avec Mario fait entendre la voix douloureuse, ravagée et obstinée, de Carmen, femme de la petite bourgeoisie provinciale, franquiste par réflexe, heurtée, obsédée par les conventions et ce que sa vie ne lui a pas donné, qui s’enferme avec le cadavre de son époux, professeur de lycée à l’intégrité obstinée qui se réfugiait dans les livres et luttait comme il pouvait contre l’injustice d’une époque refermée sur des traditions rigides et séculaires. En une ultime confrontation où, tout entière livrée à sa parole, elle revient sur leur existence quelconque, sur ses regrets, sur les reproches posthumes qu’elle adresse à ce corps sans vie qu’elle chérit enfin, sentant le poids terrible de l’abandon irrémédiable et de la solitude absolue, tout se rejoue, une dernière fois, en un dialogue empêché dans lequel la parole de cette femme s’abîme en elle-même, l’amenant, comme dans un dernier sursaut, à se ressaisir, à se dépasser pour une fois.

Durant quelques heures d’une nuit absolue, Carmen va reprendre le fil d’une vie désaccordée et improbable entre ces deux êtres que tout oppose, jusqu’à leurs contradictions. Reprenant, dans un geste qui semble involontairement ironique, la Bible de son mari, elle laisse sa voix progresser au travers de l’écriture sainte, conçue comme un secours et une éternelle reprise. « Moi, maintenant – ses yeux pâlissent alors que paradoxalement sa voix devient plus ferme –, je vais prendre le livre et ce sera comme si j’étais de nouveau avec lui. » Dans cette présence impossible, elle lui reproche l’obstination politique qui le desservit toujours, ses provocations et ses lubies soudaines, ses idées incompréhensibles et inadmissibles dans cette Espagne de 1966 enfoncée dans le traumatisme de la guerre civile et sous le joug d’un pouvoir réactionnaire, son manque d’ambition, ses silences, la distance qui les a irrémédiablement séparés, l’hypocrisie des hommes qui se laissent servir et se réfugient silencieusement dans leurs certitudes. Elle se défend a posteriori, se plaint, s’énerve et s’écroule alternativement dans l’insondable et terrible silence de cet homme qu’elle perd pour toujours.

Delibes entraîne le lecteur sur les traces de son discours désordonné et répétitif où la tendresse se mêle inextricablement aux reproches, où la douceur côtoie la brutalité, l’intelligence, la bêtise crasse, défaisant la chronologie d’une vie commune comme empêchée d’elle-même, vouée à un échec évident et pourtant accepté. Le soliloque de Carmen se lit dans son envers. Organisant la parole par sa négativité, il fait se confronter, dans l’absolu de la distance, deux regards portés sur la vie – in praesencia et in abstentia – et la voix qui les soutient, rendue avec une adresse formelle remarquable, faisant jouer ensemble la parole dérangeante d’une femme bouleversée et l’implication de ce qu’elle dit, démonstration d’un état social et dénonciation acharnée par ce qu’elle démontre en creux. Toute leur vie durant ils vécurent séparés, silencieux, et ce n’est qu’après la disparition qu’ils partagent enfin, « inter nos », l’essence de leur désunion et leur affection discrète. Delibes écrit un grand roman d’amour dans lequel la parole se débat et où s’ordonne une vision subtile de la contestation. Le livre paraît tendu, son ton désespéré, éperdu, adopte les revirements d’une conscience abrasée, manière de profération portée par cette voix dont nous usons à confesse dans l’ombre d’une église. Dans sa déportation perpétuelle, le roman, suspendu, s’achemine vers la contradiction et vers l’aveu, cet instant où la voix se brise pour confier une vérité profonde, se dire complètement. Il se fait le champ délivré de cette parole, l’espace enfin rendu à la vérité, l’honnêteté, l’équilibre qui se trouve, lumineux, clair comme seuls les sentiments désespérés peuvent le rendre.

  1. La première traduction, signée par Anne Robert-Monier, a paru en 1988 à La Découverte (reprise en 2005).
Hugo Pradelle

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