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Les avant-gardes du XXe siècle

Article publié dans le n°1014 (01 mai 2010) de Quinzaines

 Il y a chez Serge Fauchereau une passion d’encyclopédisme. Ses trente livres, autant de fenêtres ouvertes par où il fait entrer un air vivifiant, l’attestent. Il a une vue englobante du champ de l’art – poésie, peinture, musique, architecture. Il aboute des territoires souvent inconnus en France. Son regard est précis : sur la spécificité des pays, sur les rapports qui joignent des mouvements paraissant étrangers les uns aux autres ou, au contraire, nés d’influences réciproques. Ce monumental ouvrage conduit à une réflexion sur ce qu’est l’avant-garde. On dirait mieux : de quel pluriel cette avant-garde de ces vingt-cinq années, 1905-1930, est-elle constituée ? 
Serge Fauchereau
Avant-gardes du XXe siècle. Arts et littérature. 1905-1930
 Il y a chez Serge Fauchereau une passion d’encyclopédisme. Ses trente livres, autant de fenêtres ouvertes par où il fait entrer un air vivifiant, l’attestent. Il a une vue englobante du champ de l’art – poésie, peinture, musique, architecture. Il aboute des territoires souvent inconnus en France. Son regard est précis : sur la spécificité des pays, sur les rapports qui joignent des mouvements paraissant étrangers les uns aux autres ou, au contraire, nés d’influences réciproques. Ce monumental ouvrage conduit à une réflexion sur ce qu’est l’avant-garde. On dirait mieux : de quel pluriel cette avant-garde de ces vingt-cinq années, 1905-1930, est-elle constituée ? 

Voyageur, polyglotte, homme de territoires et de cabinet, Serge Fauchereau a tout vu, tout lu. Il semble parfois se jouer de nos ignorances. Dans une liste d’artistes dressée pour soutenir une argumentation, nous passons de nos références familières à l’inconnu ou à l’oublié : « chez le peintre Max Weber, le musicien Edgar Varèse ou le poète J. J. Tablada ». Tablada ? Un nom à retenir, une œuvre de l’importance de celle de Varèse ? Nous serons éclairés. Ou, à propos du Cubisme de Metzinger et Gleizes sa traduction, dès 1913, en Russie où il est commenté par les peintres, ce qui contredit l’affirmation selon laquelle le livre aurait converti plus d’amateurs que d’artistes. L’ouvrage fameux suscite, au Mexique, l’intérêt des stridentistes, en Roumanie celui du jeune Tzara. « En 1918 il soulève encore l’enthousiasme du Flamand Paul Van Ostaijen (1896-1928), l’un des poètes majeurs de la langue néerlandaise. » Un poète à découvrir. On lui doit cette définition du cubisme : il montre « la voie la plus claire, la plus exacte… Elle doit nous amener le monde nouveau, le style nouveau ».

La table des matières de ce volume donne, avant toute lecture, une idée et une envie des découvertes à faire. Désir attisé par la grande richesse des documents figurés, une encyclopédie de planches parlantes – au sens d’armes parlantes. Dans son introduction, Serge Fauchereau montre l’idée qui sous-tend son périple : « Évolution plus que révolution, un mouvement d’avant-garde est d’abord une avancée dans le temps. »

On ne revient pas sur les acquis d’une avant-garde. Les peintres qui ignoreraient Cézanne seraient-ils encore regardés comme des peintres ? Mais telle acquisition peut resurgir sous une autre forme dans des œuvres paressant étrangères à l’avant-garde.

La période examinée par Serge Fauchereau couvre bien des -ismes (ce fut dans le titre d’un livre fameux de Fauchereau). Si le cubisme, le surréalisme, le futurisme, et, depuis peu l’expressionnisme, sont familiers au lecteur français, on apprendra beaucoup, dans ces chapitres de trente à cinquante pages sur l’imagisme anglo-américain, sur la parenthèse imaginiste en Russie, voire, mieux connu, sur le vorticisme, sur l’acméisme, où Fauchereau rappelle les rapports de Pound, Eliot et Mandelstam, l’image hispanique du futurisme allant à ultraïsme, le stridentisme de l’Amérique, et, sur les mêmes terres des expressions indigénistes

Au Brésil, terre des contrastes, se rencontrent, se nourrissent l’un de l’autre, la source afro-indienne et l’avant-gardisme européen de Blaise Cendrars. Ses textes, accompagnés de la Vénus noire de Tarsila de Amaral sont l’illustration célèbre de cette rencontre de Cendrars et du Brésil.

L’indigénisme stimulé par l’avant-gardisme a été fécond. Il a aussi ses risques quand il soutient le nationalisme, voire le populisme. Certaines déviations de l’avant-gardisme sont souvent évoquées. Fauchereau les précise : du futurisme au fascisme, Marinetti a suivi Mussolini jusqu’au bout, mais n’a jamais renié l’esthétique avant-gardiste, et s’élèvera contre l’exposition nazie d’« art dégénéré ». Mais le vorticiste Pound, jusqu’en 1956, stigmatisera les « champs d’épan­dage de la démocratie », id est « la juiverie de Marx et Freud ». 

Les analyses de Serge Fauchereau sont toujours fondées sur des références précises, qui vont jusqu’à des retraductions de poèmes dont la version courante lui semble infidèle au rythme de la langue d’origine.

Il étend notre savoir. Ainsi le vorticisme, mouvement souvent associé à Pound, tient son nom de Jules Laforgue (que Duchamp tenait en haute estime). Le mouvement vorticiste peut paraître confus. La figure connue, dominante, est Wyndham Lewis, peintre et écrivain dont, écrit Fauchereau, « la prose ne grimace pas moins que la peinture ». Il y eut un manifeste vorticiste qui s’ouvrait par 18 pages de malédictions et de bénédictions à tout-va. Les snobs anglais, les esthètes anglais, l’humour anglais, et, couverte de bénédictions, la France pour sa vitalité, son élégance, ses femmes, sa pornographie magistrale. Au pôle positif, Bergson dont l’Énergie spirituelle fut la bible du vorticisme : « le vortex est le point d’énergie maximum (…) l’image n’est pas une idée. C’est un nœud ou un agrégat irradiants ».

Faute de pouvoir citer tout ce que Fauchereau, pour notre plaisir de savoir, nous donne à lire, je relèverais seulement ce que le vorticisme veut signifier : « l’activité par opposition à la délicate passivité de Picasso ». (Ce nonobstant, Picasso est nommé 80 fois par Fauchereau, Pound 56, Marinetti et Maïakovski entre les deux, Miró 12, Kandinsky 35 autant que Vicente Huidobro, écrivain chilien, a égalité avec Juan Gris, tous les deux dépassant Duchamp.) Cette petite comptabilité à laquelle je me suis laissé aller nous fait entrer dans le corps du travail de Fauchereau : établir des perspectives inaperçues, pour faute de communication entre les cultures et à cause des jugements portés à partir de Paris. Dans cette perspective élargie, Blaise Cendrars l’emporte sur André Breton.

Ce qui nous reconduit au Brésil. Il s’annonce dans l’ouvrage non seulement par Cendrars mais par les Andrade. Il y eut, de ce nom, deux écrivains brésiliens célébrissimes, Mario (1893-1945) et Oswald (1890-1954). Tous les deux figures de proue du modernisme brésilien. Oswald de Andrade a séjourné en Europe. Il regretta de s’être trompé de Manifeste : « des deux Manifestes qui annonçaient les transformations du monde, j’ai connu à Paris le moins important, celui du futuriste Marinetti. Karl Marx m’a échappé complètement ». La question du marxisme comme celle du fascisme court dans les avant-gardes, les taraude. Ni le cas de Breton ni celui d’Aragon ne sont exceptionnels.

Mario de Andrade se lie aux racines de son pays, à sa physionomie complexe : l’art indien, l’art négro-brésilien, l’art populaire, l’architecture que Niemeyer rénovera… De São Paulo, dont il vomit les épiciers de l’argent, il montre cependant « une ville hallucinée » (1922). Cette même année 1922 eut lieu au Brésil un événement mémorable : La semaine de l’art moderne. Une initiative du peintre Di Cavalcanti (1887-1976) : des expositions de peinture, de sculpture, des concerts, des conférences, des lectures de poésie. Un sculpteur expose une tête de Christ dont les tresses et les traits négro-indiens étaient faits pour scandaliser. Épisode dérisoire à côté des conséquences à longue portée de cette Semaine d’art moderne. Des artistes et des écrivains brésiliens allaient pour longtemps faire corps avec la réalité brésilienne. Les cinéastes suivront et suivent encore la voie alors ouverte.

Les analyses de l’avant-garde en Catalogne sont conduites par Serge Fauchereau avec un soin scrupuleux, tenant compte des publications qui depuis plusieurs années ont procuré les documents qui permettent d’éviter les simplifications. Quand le noucentisme régnait – un art prétendu moderne – issu d’un Cézanne classicisé, dont la figure emblématique était le peintre Sunyer, « le grand Sunyer » formé à Paris. Cependant dans l’entourage de Dalmau, marchand de tableaux, relais des revues nouvelles de Paris – Sic, Nord-Sud, où poètes et peintres français et catalans se rencontraient.

J.-M. Junoy peint-dessine des calligrammes. D’un de ses calligrammes est fait le premier cata­logue de Miró qui s’insurgeait contre la prétendue nouveauté du noucentisme (on jouait sur le nombre 1900 et l’adjectif catalan nou, nouveau). Dans la revue Troços dirigée par Junoy, on trouve face à face un calligramme exaltant le corps en mouvement de Nijinski et un hommage à la France. Plus spécifique du bouillonnement artistique, intellectuel et politique de Barcelone est la revue, fondée en 1917 par le grand poète Salvat Papaseit : Un enemic del Poble, ainsi sous-titré : « fulla de subversió espiritual ». En première page, un portrait, celui d’Aleix Maximovich Pieschkof (Maxime Gorki), « le premier et le plus fort écrivain de la Russie d’aujourd’hui, ce qui revient à dire le plus grand écrivain de ce temps ». Sur la même page des « conseils aux artistes » parmi ceux-ci : « être quelqu’un de présent, d’actuel, à tout moment ».

La même année Salvat Papaseit publie la revue Arc-Voltaic (un seul numéro). Sous un dessin de Miró ce sommaire : « Plasticitat del vertic, (…) Vibrationisme de idees, Poemes en ondes Hertzianes ».

Cependant que du côté des tenants du noucentisme on voyait poindre la référence à Maurras. Une référence qu’on trouve en 1908 dans l’imagisme britannique, chez le philosophe Gould Flecher qui est à l’origine du mouvement. Junoy lui-même loue « le grand homme des Martigues » (Maurras).

La complexité des avant-gardes, Serge Fauchereau nous la fait voir par un choix exceptionnel d’illustrations et nous y introduit par ses analyses. Les unes et les autres nous conduisent à cette formule quasi conclusive : « l’avant-gardisme est un concept intemporel malgré les implications offensives du terme, une avant-garde n’est pas quelque chose de défini et de définitif dans son acception culturelle, mais quelque chose qui finalement fond et colore le milieu ambiant jusqu’à y disparaître ».

Georges Raillard

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