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Les cannibales aiment-ils les morts ?

Article publié dans le n°1190 (16 mars 2018) de Quinzaines

Avec « Naissances inconscientes du droit », Catherine Rodière-Rein, nous propose une réflexion originale, alliant concepts et pratiques psychanalytiques (et anthropologiques, et philosophiques) et héritage d’une culture juridique puisant à l’essentiel (Grotius, Hobbes, Kelsen, Villey, Carbonnier, Supiot). Alors que la plupart des psychanalystes (et des philosophes) ne s’intéressent pas au « corps » du droit, celui des juristes.
Avec « Naissances inconscientes du droit », Catherine Rodière-Rein, nous propose une réflexion originale, alliant concepts et pratiques psychanalytiques (et anthropologiques, et philosophiques) et héritage d’une culture juridique puisant à l’essentiel (Grotius, Hobbes, Kelsen, Villey, Carbonnier, Supiot). Alors que la plupart des psychanalystes (et des philosophes) ne s’intéressent pas au « corps » du droit, celui des juristes.

Je ne vais parler que d’un chapitre, celui dévolu à « la mansuétude du cannibale », bien que j’apprécie hautement que le premier texte mentionné dans ce livre soit La Famille Fenouillard, l’un des chefs-d’œuvre de la bande dessinée, à propos des « rênes du gouvernement[1] ».

Les cannibales ne sont pas que des sauvages qui mangent leurs ennemis, voire des membres de leur famille, une fois morts. Ils sont parmi nous, nous en sommes ! Ou nous devrions en être ! Que désire un bon cannibale ? Ne pas être cruel, ne pas faire de mal gratuitement, ne pas accepter que ses morts (amis et ennemis, peu importe) pourrissent dans la terre ou se dissipent en fumée (brûlés et rebrûlés comme en Inde) ou se trouvent en os sans chair (comme chez les Grecs[2]). Ils les veulent, sinon intacts, du moins consommés avec amour (ou envie, là aussi, peu importe) et restant en vie grâce à cette incorporation. Du coup, les fantaisies d’incorporation sont-elles si négatives ? Sont-elles un défaut d’introjection ? Manger d’autres humains, c’est leur vouer un culte, un lien intime entre vie et mort. Freud, dit Catherine Rodière, voit dans le cannibalisme une tendresse « excessive » ; le cannibale est dévoré d’amour et veut conserver à tout prix l’objet de cet amour. Et de citer l’homme aux loups.

Ici, je me mets à « associer librement » : le loup et le petit chaperon rouge, qu’il aime bien mieux que sa grand-mère l’aime ; la bête du Gévaudan, qui n’a jamais existé et qui était le déguisement d’hommes cruels, tueurs d’autres humains ; la louve de Romulus et Remus ; les louveteaux, avant de devenir scout ; le grand méchant loup et les trois petits cochons… dont j’aimerais bien qu’il les mange ! 

Catherine Rodière cite Fédida, pour qui le cannibale est un mélancolique, ou encore Freud, pour lequel il lutte contre l’angoisse de l’anéantissement. Puis viennent Montaigne, l’aristocrate, et son cannibale « heureux et serein », qui vit dans un monde non dénaturé, suit la loi de la droite raison (n’oublions pas que Montaigne est juriste, magistrat et diplomate !) et ignore commerce et servitude.

Elle ajoute ceci, splendide : « Le cannibale est gentilhomme, il ne se livre à aucun travail et se consacre tout entier à l’agrément, voire au chef-d’œuvre de vivre. Ce n’est décidément pas un homme freudien, livré à la malédiction de devoir travailler pour gagner sa vie, sans compter le tribut qu’il paie au travail du rêve, au travail du deuil, quand il n’est pas aux prises avec le travail de la cure. » Poursuivant dans la même veine, elle « indexe » ces Portugais, fort chrétiens, qui ont accusé les cannibales de sauvagerie et les ont torturés de toutes les manières possibles et imaginables afin de les « délivrer » de ces abominables péchés : le sexe, l’amour libre, le goût de la chair humaine (dont – dirai-je – la sexualité n’est qu’une approximation… lorsqu’on veut « manger » l’autre, ne serait-ce que par les baisers et les caresses, sans parler de l’incorporation qu’est la pénétration… mutuelle, si l’on ne s’en tient pas à l’anatomie). Le cannibale n’est pas un nécrophage : il conserve, il n’a rien d’un pervers. Il ne mange pas ses très proches : un père ne mange pas sa fille, ce serait incestueux ! C’est aussi un moyen d’éviter que les âmes des morts continuent à « grouiller » autour du cadavre et veuillent réintégrer le corps. Bref, le cannibalisme, une fois qu’on s’est affranchi de la répulsion, initiale et culturelle, est de bon goût. Catherine Rodière prend également l’exemple d’un récit de Conrad, où le héros, Falk, un vrai « sauvage », qui ne fréquente personne, finit par avouer qu’il a mangé un autre homme, naufragé comme lui, pour… vivre. Conclusion : « Et rien ne se montre aussi nocif et cruel que les forces qui prétendent supprimer le mal, décidément il n’y a plus de cannibales, les autorités ont mangé le dernier. »

Le reste du livre est de la même veine : rapprocher des opposés, mettre en relation des points de vue étrangers l’un à l’autre (la rencontre entre Kelsen, de vingt-cinq ans son cadet, et Freud, deux Juifs viennois, l’un voulant établir un droit « pur » et l’autre passant sa vie à rechercher des « impuretés », est mémorable, et Catherine Rodière excelle à noter leurs oppositions culturelles, sur fond d’une irréligion commune). Je note, en particulier, le rapprochement, non évident, entre loi mosaïque et droit positif, tous deux opposés à la morale, car avec celle-ci « vous n’en finissez pas de souffrir » (Jean Carbonnier), alors qu’avec le droit viennent des prescriptions, « par exemple l’extinction de la dette par le passage du temps ». Bref, l’auteure réalise le tour de force de joindre psychanalyse, anthropologie culturelle et droit, au bénéfice mutuel des trois – ce qui n’eût pas déplu à Freud ou à Ferenczi.

[1]. « Madame Fenouillard n’est pas pleinement satisfaite. Elle le manifeste hautement en invectivant cet excellent Fenouillard. Puis elle se déclare en insurrection contre son seigneur et maître et se charge de diriger dorénavant les mouvements stratégiques de la famille. Madame Fenouillard saisit aussitôt les rênes du gouvernement et, calme et digne, prend la tête, suivie de ses deux demoiselles. » Le Gouvernement change de main, in La Famille Fenouillard aux bains de mer, in Christophe, La Famille Fenouillard, Le Club du meilleur livre, (1893), 1957.
[2]. Voir le magnifique passage de « La mort héroïque chez les Grecs », in La Traversée des frontières, de Jean-Pierre Vernant, Seuil, 2004. Vernant fut un passeur, un « relieur », comme on en fait peu, entre passé grec et présent démocratique, recherche savante et parole populaire, grande érudition et simplicité d’expression.

Michel Juffé

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