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Peindre le chaos, le déchirant, la douleur

Bien construite, bouleversante, cette exposition du musée de l’Orangerie donne à voir des œuvres tragiques de Chaïm Soutine (1893-1943). Elles excitent. Elles enfièvrent. Elles perturbent. Elles désorientent.

EXPOSITION

SOUTINE

L'ordre du chaos

Musée d'Orangerie

Jardin des Tuileries

3 octobre 2012-21 janvier 2013

 

MARIE-PAULE VIAL (dir.)

CHAÏM SOUTINE

Hazan/Musée d'Orsay/Musée de l'Orangerie, 176 p., 90 ill. coul., 35 €

 

MARIE-MADELEINE MASSÉ

SOUTINE

« Le lyrisme de la matière »

Musée d'Orangerie/Découvertes Gallimard, Hors-série, 8 modules, ill.coul., 8,40 €

Bien construite, bouleversante, cette exposition du musée de l’Orangerie donne à voir des œuvres tragiques de Chaïm Soutine (1893-1943). Elles excitent. Elles enfièvrent. Elles perturbent. Elles désorientent.

Soutine peint des séries obsédées et envoûtées de paysages agités, de volailles mortes, de bœufs écorchés, de raies ricanantes, de glaïeuls qui flamboient, de visages mélancoliques. Avec obsession et courage, il répète, en des variations, tel village du Midi, telle fleur, telle nature morte, les petits pâtissiers, les enfants de chœur, les femmes distinguées, les excentriques. Il ne com­mente guère ses œuvres. Il semble (dit-on) timide, farouche, souvent solitaire. Il parlerait peu (1).

Dans ses paysages, la nature serait chaotique. Lorsque son marchand Léopold Zborowski le loge et le nourrit, il peint Céret, dans les Pyrénées-Orientales, entre 1919 et 1922. Les maisons titubent, chavirent, chancellent, glissent, oscillent ; leurs fenêtres sont des yeux obscurs, des bouches ouvertes qui crient. Le bourg danse la gigue. Un chemin illimité mène vers le ciel. Les touches sauvages, les textures rugueuses, les traits brutaux évoquent Le Paysage de Céret. Maisons aux toits pointus : les toits sont de grandes dents aiguës. La colline de Céret est un chahut extrême de couleurs broyées et triturées, le vacarme, la débâcle, le bouleversement, une apocalypse bigarrée, un tremblement d’espace… En 1928, il peint un tableau qui s’intitule La Route folle à Cagnes. La Gaude ; la route est une ligne ondoyante et « azimutée ». L’escalier rouge à Cagnes (1923-1924) est sanglant… Ou bien, tel arbre puissant se dresse et serait, peut-être, un axe du monde, un être géant avec de vastes feuillages qui protègent. Et, un autre arbre est tombé, allongé.

Une autre série de Soutine représente des silhouettes de femmes et d’hommes humbles, leurs visages. Avec une tendresse fraternelle, avec compassion et respect, avec attention, il observe les petits pâtissiers, la femme de chambre, le garçon d’étage, les enfants de chœur, le garçon d’honneur (venu pour un mariage). Ce sont des livrées et des uniformes. Les gens de maison, les servantes, les employés d’un hôtel se reposent ; ils songent. Les enfants de chœur de Soutine sont voisins de ceux de Courbet (Un enterrement à Ornans, 1850). Le petit pâtissier a une oreille immense, écartée ; son uniforme est d’un blanc laiteux, presque taché et précieux. Certaines femmes sont élégantes, raffinées, Madeleine Castaing (v. 1929), Maria Lani, la « jeune Anglaise » (v. 1934). Certains tableaux montrent des visages déformés, ravagés : La Femme rouge, La Vieille Femme, Déchéance, L’Homme au petit chapeau de feutre, La Petite Fille à la poupée. Ces portraits inquiétants annoncent certains portraits de Francis Bacon, ceux de Jean Dubuffet, les Women de Willem De Kooning.

Parmi des natures mortes de Soutine, tu regardes trois harengs sous une mandorle dorée (v. 1916). Sa Nature morte à la raie (1923) est un hommage à Chardin ; les viscères de la raie s’écoulent ; elle ricane, diabolique. Le lièvre pendu est accroché à un volet vert (v. 1925). Un dindon est déplumé, dénudé ; autour du cou, le panache des plumes noires rayonne (v. 1925). Dans le marché, Soutine (dit-on) choisissait une volaille efflanquée ; il aurait dit : « J’en veux une très maigre, avec un long cou et une chair flasque » ; puis il aurait ajouté à l’un de ses amis : « Je vais l’accrocher par le bec à un clou, attendre quelques jours. Et ce sera parfait ! »

Vers 1924-1925, Soutine peint une série de bœufs écorchés, en hommage à Rembrandt. Alors, Élie Faure (1873-1937) a été (à certains moments) un ami de Soutine. Il admire un « bœuf ouvert qui rutile comme les trésors de Golconde ». Il perçoit la « viande ensanglantée » et la « pourriture prochaine ». Élie Faure parle d’un spiritualisme paradoxal de Soutine. Il écrit : « Je songe à cet étrange Soutine, ivre et tâtonnant éperdu dans son univers coloré où la forme, en apparence chaotique, s’organise peu à peu (…). »

À la fin des années 1920, Soutine (dit-on) entamait un tableau avec une quarantaine de pinceaux immaculés, d’épaisseur variable : un pinceau par nuance. Il les jetait au sol au fur et à mesure qu’il les utilisait. Il travaillait avec fièvre, à corps perdu… Quand il parlait à André Masson, il méprisait Van Gogh : « C’est du tricotage, voilà tout. »

  1. Cf. aussi Xavier Girard, Soutine, André Dimanche, 230 p., 15 €.
Gilbert Lascault

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