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"Tout est ailleurs"

Article publié dans le n°1014 (01 mai 2010) de Quinzaines

 Les guides touristiques qui balisent nos parcours, indiquent les meilleurs itinéraires et recommandent les meilleures tables ne reprendront sans doute jamais les propositions d’Andrzej Stasiuk quant à l’Allemagne. Heureusement : cela laisse au lecteur le plaisir d’emporter avec lui Mon Allemagne, et de mieux regarder autour de lui.
 Les guides touristiques qui balisent nos parcours, indiquent les meilleurs itinéraires et recommandent les meilleures tables ne reprendront sans doute jamais les propositions d’Andrzej Stasiuk quant à l’Allemagne. Heureusement : cela laisse au lecteur le plaisir d’emporter avec lui Mon Allemagne, et de mieux regarder autour de lui.

Chaque terme de ce titre mérite qu’on s’y arrête. D’abord l’Allemagne. Pour l’auteur de Dukla ou de Sur la route de Babadag, ce n’est pas la direction prévue ou prévisible. Stasiuk aime l’Est et le centre de l’Europe. Il n’est jamais mieux chez lui que dans des bourgades improbables, dont les noms le font autant rêver que Proust celui de Combray. La comparaison avec le célèbre écrivain français n’est pas si vaine car à travers les noms, ce sont les odeurs, les bruits, les couleurs qui surgissent ; la rêverie devient matière de l’œuvre. La comparaison et la métaphore permettent les raccourcis, les rapprochements. Ainsi, dans ce voyage qui commence à la gare de Stuttgart, ce sont les images de la Gara de Nord à Bucarest qui reviennent. Et au vieil homme qui distribue des feuilles d’éphéméride à teneur prophétique, près de cette gare allemande, fait écho, à la toute fin du récit, la présence à Auschwitz du pape. L’espace et le temps se confondent.

Le possessif est encore plus important que le nom propre. Stasiuk l’emploie à la fois de façon affectueuse, comme on parle d’un lieu aimé, et avec le parti pris très personnel, subjectif, qui en fait l’un des voyageurs majeurs de ce temps. On n’ose écrire écrivain voyageur tant l’expression fait cliché. Mais va pour le cliché ! Quelques verbes et leurs compléments pourraient définir la méthode Stasiuk : voir, écouter, traîner dans les gares, rouler sur l’autoroute, boire (beaucoup) et comparer.

Évoquant les écrits de ses confrères polonais voyageant vers cet Ouest assez divers, Stasiuk écrit qu’il ne « peut pas détacher [son] regard » de ces Allemands. Tout est matière à observation, à contemplation, du ciel au-dessus de Halle à tel paysage près de Göppingen, d’un quartier de Berlin, à Greiswald, sur la Baltique, où naquit Caspar David Friedrich. Regarder, c’est aussi faire le lien : avec une gare roumaine, les banlieues pourries de Moscou, les rues de Bialystok ou Minsk, ou quelque coin des Balkans. C’est parfois improbable, mais jamais cela ouvre des voies. L’écrivain fait comme ses pairs, «  Ces vieux paysans de Pologne, de Hongrie ou de Roumanie. Quand ils cessent de travailler, quand ils peuvent enfin se reposer dans la vie, ils s’asseyent sur un banc devant leur maison et ils regardent. Ils regardent le monde comme on regarde un film ».

De ce point de vue (cinématographique), on devrait dire qu’il y a des Allemagnes : celle de Halle ou de Leipzig, quand la RDA, « chaînon manquant », « tribu perdue » entre Slaves et Germain, existait encore, au moins sous forme de traces, et qu’une « atmosphère légèrement menaçante » y régnait. C’est sa première Allemagne : « Solitude, RDA, skins, beuveries, littérature et Holocauste. On ne se rend pas impunément en Allemagne. » Plus tard, mais quand ? Il se trouve au fin fond de la RDA, « avec ses petites gares désertes, où des Noirs solitaires en chaussures de sport blanches restent sur les quais envahis par l’herbe ». Stasiuk n’est pas du genre à photographier (pas plus que ses « confrères » Rolin qu’on imagine mal avec l’appareil numérique en bandoulière). Tout se met en mots.

Cette Allemagne donc, il la sillonne surtout en train, soixante, et autant d’hôtels, dont il dit peu de choses. Il est en voyage pour des conférences et lectures et écrit sans doute en chemin, entre deux étapes. L’Allemagne qu’il observe est aussi celle des autoroutes sur lesquelles filent les « Merco » et BMW à peine dérangées sur la voie de gauche par de vieilles voitures poussives ou rouillées. C’est aussi celle qui ressemble à l’Amérique : « Elle avait une force débordante. Cela se sentait justement dans des endroits comme les relais de poids lourds ou les bifurcations d’autoroutes. Ou bien les nœuds ferroviaires. Tous ces endroits où transite une énergie accumulée, condensée. »

Mais comme il l’a constaté lors de ses débuts, l’Allemagne est aussi pétrie d’un passé qui n’est pas innocent pour un Polonais, pris entre ses deux voisins, « l’oxygène et l’azote, la vodka et le sirop, un Laurel et Hardy géopolitique ». L’auteur se demande moins ce que cachent les vieux hommes qu’il croise dans les rues, et s’il cherche des traces, ce sont celles de Brecht à Augsbourg, ou de Hölderlin à Tübingen. Mais la tour du poète au bord de l’eau lui rappelle surtout les canots de Sfântu Gheorghe et les bords du Bug… On ne se refait pas.

Il écoute les cloches résonner à Aix-la Chapelle, et il pleure au souvenir de Charlemagne, « premier Carolingien, à l’homme sans lequel l’Europe parlerait l’esquimau ou le lybien et pratiquerait le totémisme ». Plutôt que d’une Europe chrétienne, Stasiuk aime une Europe des provinces et des banlieues, des bourgs assoupis, des soirées tranquilles un peu imbibées et l’Allemagne, par certains côtés, par son goût des plats bien remplis dans les restaurants pourrait être son centre. Pour le voyageur qui observe et écoute, le temps prend d’autres dimensions, n’est pas simplement la vitesse des avions, trains ou Mercedes sur l’autoroute : « La mélancolie et la nostalgie sont le seul moyen de ne pas devenir fou en Allemagne ».

On lit Mon Allemagne comme on lit un poème, au fond. Parce qu’il donne à rêver, ouvre les horizons, semble écrit dans une perpétuelle ivresse, cette ivresse qui n’ôte rien à la précision du regard et des autres sens, ni à la lucidité du point de vue. Mais avec Stasiuk, « tout est ailleurs », et cet ailleurs, c’est l’endroit où l’on a envie d’aller.

Norbert Czarny