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Un "artiste de l'exagération"

Article publié dans le n°1094 (01 déc. 2013) de Quinzaines

Salzbourg et l’Autriche, le théâtre, son public, les acteurs, la mort sous toutes ses formes, le grand-père et les philosophes… On pourrait ainsi poursuivre une énumération que les lecteurs de Thomas Bernhard compléteraient d’un nom ou d’un adjectif. Misanthrope, solitaire, imprévisible, méchant, drôle … Oui, c’est tout cela et le reste que l’on retrouve dans deux livres posthumes de l’écrivain autrichien.
Thomas Bernhardt
Sur les traces de la vérité. Discours, lettres, entretiens, articles (Gallimard (Arcades))
Thomas Bernhardt
Goethe se mheurt (Gallimard (Du monde entier))
Salzbourg et l’Autriche, le théâtre, son public, les acteurs, la mort sous toutes ses formes, le grand-père et les philosophes… On pourrait ainsi poursuivre une énumération que les lecteurs de Thomas Bernhard compléteraient d’un nom ou d’un adjectif. Misanthrope, solitaire, imprévisible, méchant, drôle … Oui, c’est tout cela et le reste que l’on retrouve dans deux livres posthumes de l’écrivain autrichien.

Deux livres que leur traducteur et ceux qui ont dirigé la publication présentent comme inédits en français, ce qui est inexact. Certes, tous les textes rassemblés dans Sur les traces de la vérité paraissent pour la première fois en un seul recueil, mais certains de ces textes, et pas seulement des entretiens, ont paru en France auparavant. Ainsi, « Le froid augmente avec la clarté », discours tenu lors d’une remise de prix, a paru dans Ténèbres aux éditions Maurice Nadeau en 1986. De même que « L’immortalité est impossible », « Sur les traces de la vérité et de la mort » et « Ne jamais en finir avec rien ».

Le travail alors accompli par Claude Porcell comme traducteur vaut aussi pour les récits : « Montaigne » qui figure dans Goethe se mheurt a paru à l’Arche dans Événements en 1988. Dans le très intéressant appendice à Sur les traces de la vérité, les éditeurs reconnaissent la publication de « Ceux qui veulent mener une conversation sont déjà suspects à mes yeux » dans Cahiers. L’envers du miroir n° 1 publié à Saint-Nazaire en 1987. Ces quelques discussions ou polémiques éditoriales ne sont pas inutiles. Et, avouons-le, elles correspondent à la personnalité de Bernhard qui s’en serait bien amusé. Comme il l’écrivait, et cela pourrait résumer son art poétique, « La vérité ne survient que lorsqu’on ajoute un “mais” afin de compléter la phrase ».

La concession est l’une des figures fortes de l’œuvre de Bernhard. Elle est le pendant de l’exagération puisque, dans un de ses textes, il se définissait comme un « artiste de l’exagération ». Ce « mais » est celui de la nuance ou de la réserve qui met l’édifice par terre, c’est aussi celui de la profonde ambiguïté de l’écrivain et de son ton : « Tout est drôle. Exactement comme dans ma prose on ne doit jamais savoir précisément si, à tel ou tel endroit, il faut éclater de rire ou non. C’est de ce funambulisme que procède le plaisir. »

Funambulisme que l’on retrouve dans les quatre récits réunis dans Goethe se mheurt, récits racontant la même fuite loin des autres, loin des parents qu’il a « sur la conscience », et qui l’accusent de les faire souffrir : « Ils m’avaient fait naître et entrer dans une si belle région et une si belle maison me disaient-ils en permanence, et moi, je ne faisais que les tourner en dérision et les mépriser en permanence », écrit ainsi le narrateur de « Montaigne », sans doute en pensant à cette ville de Salzbourg, « crème Chantilly » qui fait la gloire de l’Autriche parce que Mozart y a vécu, mais qui connaît aussi un exceptionnel taux de suicide.

Le funambulisme s’exerce souvent aux dépens des autres, des journalistes, de son pays et de la ville dans laquelle il a étudié. Funambulisme ou ambivalence. Les journalistes qui ont voulu l’interviewer ont gardé un souvenir mémorable de la visite à Ohlsdorf. C’est le cas de Nicole Casanova, dont on lira le témoignage en appendice. Elle se sent d’abord piégée dans la ferme qu’habite l’écrivain, « fortin » étant peut-être un terme plus approprié. Puis il se montre courtois et affable, répondant avec bonne humeur. Mais on sait que Bernhard était capable de se comporter comme un ours, ou de façon assez tordue, comme le révélait il y a quelques mois un entretien avec Claus Peymann, son metteur en scène fétiche, le seul qu’il ménageât dans sa vindicte quand il s’acharnait sur les théâtres et les gens de théâtre de toute l’Autriche, voire de l’Allemagne. Lorsqu’il hébergeait Peymann pour le travail, il l’accueillait comme certains personnages de Beckett se reçoivent et se parlent.

L’ambivalence est plus forte encore lorsqu’il s’agit de l’Autriche, ou de Salzbourg. On lira avec beaucoup d’intérêt les entretiens qu’il accorde au sujet de L’Origine, premier tome de ce qui s’apparente à son autobiographie. Le « simple indication » qui donne son sous-titre au récit est largement commenté. Dans les premiers articles du jeune écrivain, encore journaliste ou chroniqueur de théâtre, Salzbourg est globalement épargnée. Puis le ton monte, notamment quand Bernhard devient critique puis auteur dramatique et que les programmes du théâtre local lui déplaisent, ou que ses œuvres ne sont pas montées comme il le souhaite.

Et puis vient le temps du souvenir d’enfance. La salle de classe de l’internat salzbourgeois, le remplacement du portrait de Hitler par la croix donnent lieu à ces élans ressassés qui font jubiler le lecteur, le font rire, tout en lui donnant à penser cette effrayante continuité que l’on retrouve à d’autres niveaux dans le pays de l’écrivain. On se rappelle le scandale de Helden Platz, Place des héros, pièce qui a sans doute entraîné la rupture définitive entre Bernhard et l’Autriche. On songe aussi à Extinction, son chef-d’œuvre final. Dans les dernières lettres ou dans ses ultimes diatribes, l’auteur se bat contre la censure insidieuse de ses œuvres, et exige qu’on cesse de l’éditer en Autriche. Mais on sent bien aussi combien il a besoin de l’Autriche, quel amour-haine la lui rend indispensable. Les écrivains qu’il n’aime pas sont démolis, Elias Canetti devenant « le pourvoyeur en aphorismes de l’époque moderne », et Handke « un petit garçon ». Les hommes politiques, et en particulier Bruno Kreisky, sont ses cibles privilégiées. Le « petit-bourgeois à la veste petite-bourgeoise tricotée main » se voit attaqué plus souvent qu’à son tour, Bernhard lui reprochant par exemple de n’avoir « jamais écrit une phrase profonde » et de n’être cité que « pour des formules dignes d’un chansonnier ».

Les articles du romancier, ici polémiste, suscitent des réactions violentes qu’il feint de ne pas comprendre. C’est le cas dans l’affaire Lampersberg, un ex-ami qui croit se reconnaître dans le personnage raillé de Des arbres à abattre. Ce n’est pas le seul. Et il faut lire dans ces prises de bec, ruptures, invectives et autres disputes, l’une des clés de l’emploi, au sens théâtral, que choisit Bernhard. Il est « le comédien entiché de ténèbres », « le gai tragédien » ou le « macabre humoriste » qu’évoquent divers critiques de langue allemande, cités dans l’appendice du livre. On ne peut lui assigner une place. En ce sens, il ressemble à son acteur favori, son ami, celui pour qui il écrit une pièce : Minetti. Dans cette œuvre, on ne sait qui on voit du comédien Bernhard Minetti, de l’homme qui joue Minetti, ou de Thomas Bernhard lui-même. Et pour qui a eu la chance de voir et d’entendre Serge Merlin jouer Le Réformateur ou Extinction, on pourrait presque dire la même chose. Merlin comme Minetti sont des échos de Bernhard, des éclats de miroir qui constituent cet écrivain singulier.

On s’en voudrait de taire la plus belle part de Bernhard, celle qui apparaît dans divers entretiens. Il y parle de « la tante », cette femme beaucoup plus âgée que lui, qui fut sa compagne, son interlocutrice, et dont l’absence faillit le tuer. Il l’aime, l’admire, met en relief tout ce qu’elle lui a donné. Il parle aussi de son grand-père, près de qui il a tout appris, et qui prend une place importante dans Un enfant, le dernier tome de son autobiographie.

Celui qui dans une lettre se définissait comme « négociant et agriculteur de formation » aimait plus la vie qu’il ne le laissait croire. On se rappelle peut-être l’extraordinaire scène du Souffle dans laquelle, enfoui sous un tas de draps souillés, dans l’hôpital, il émerge comme d’une possible noyade et décide de vivre. Il aimait la vie par curiosité pour le lendemain. Cette curiosité, nous la partageons en le lisant, en le relisant.

Norbert Czarny