A lire aussi

Vitrine en cours...

Article publié dans le n°1174 (01 juin 2017) de Quinzaines

Chaque mois, « La Quinzaine » propose dans cette chronique un cheminement au cœur de la vie des livres, parmi les étals des librairies, chez les attaché(e)s de presse et le...

Chaque mois, « La Quinzaine » propose dans cette chronique un cheminement au cœur de la vie des livres, parmi les étals des librairies, chez les attaché(e)s de presse et les journalistes, et, naturellement, dans les ateliers d’imprimerie. S’y dessine un panorama de la vie littéraire, de son actualité, de son commerce, de ses sociabilités.

Verdures

Le Père Labêche

La campagne électorale qui vient de se clore a mis en évidence trois caractéristiques de notre vie politique contemporaine : la corruption profonde d’une partie de nos élites ; l’usage omniprésent de la langue de bois ; et le complet désintérêt pour la double exigence que représentent la préoccupation écologique et la mise à sa disposition de toutes les innovations technologiques pérennes et protectrices possibles. C’est vital et cependant… En d’autres lustres, on « retournait à la terre » pour moins que ça. On suivait d’instinct la leçon de celui qu’on surnommait le « Père Labêche », Eugène Noël (1816-1899). Dans les Mémoires d’un imbécile (Germer Baillière, 1875), il avait montré tout l’intérêt d’une vie productive et simple loin des urbains et des rentiers pleins de mépris pour les ruraux. L’incipit de son roman est l’un des plus beaux de son temps : « Je n’ai pas introduit la bêtise dans la famille ; elle y était avant moi. » Tâchons d’être aussi malin que le héros de Noël et ne nous laissons pas égarer. Hors-­sol, nous ne sommes plus nous !

Le samouraï vert

Tandis que les livres de Henry David Thoreau (1817-1862) forment un fleuve de la librairie puissant, il y a lieu de remarquer plusieurs rivières souterraines qui jaillissent et nous offrent leur eau rafraîchissante. La plus étonnante est sans doute cette biographie de l’activiste japonais Tanaka Shozo (1841-1913) par l’Américain Kenneth Strong (traduit par Lucie Blanchard, Wildproject, 2016), une sorte de Zola nippon doublé du prototype des lanceurs d’alerte. Cet homme était hors du commun : député au Parlement d’origine paysanne, il vivait chichement dans une auberge de jeunesse de Tokyo. Il devint le précurseur du militant écologiste moderne, luttant contre les pollutions létales provoquées par une mine de cuivre. Il consacra la fin de sa vie à parcourir les rivières du Japon et à en dresser les cartes. Si son action reste méconnue en France, elle est un modèle de générosité et de radicalité. Comme Thoreau, Shozo était un adepte de la désobéissance civile.

À notre portée

Plus mesuré, Marco Martella, directeur de la revue Jardins (éditions du Sandre, 2010-2015), historien et professionnel des jardins, est l’auteur de deux essais qui méritent d’être salués, car ils avancent des arguments, à la fois poétiques et techniques, qui nous sollicitent profondément : Le Jardin perdu et Jardins en temps de guerre, publiés sous les pseudonymes de Jorn de Précy et de Teodor Ceric (Actes Sud, 2010 et 2014). On y perçoit que le jardin incarne des fantasmes similaires à ceux qui donnent son mystère et son attirance à la bibliothèque.

Dévastée

Souvent, la nature prend des allures olympiennes. Dans L’Arbre d’or de l’Américain John Vaillant (traduit par Valérie Legendre, Noir sur blanc, 2014), qui a exploré la sylve géante d’Alaska, le monde des bûcherons est celui de fourmis aux prises avec des titans millénaires qui sont comme les totems du monde naturel. La forêt est majestueuse et cependant si fragile face à la volonté rapace des marchands de bois. Elle ne résiste d’ailleurs pas à leurs engins de chantier prométhéens. Chez nous, c’est une destruction plus fugace qui s’est déroulée sans faire de bruit, celle des carraires, des chemins de transhumance, effacés l’un après l’autre. Dans Hautes Solitudes (La Table ronde, 2017), la  journaliste Anne Vallaeys a suivi cette « route 66 » ovine à travers la Provence et jusqu’aux alpages où se déployaient, l’été, des troupeaux. Les zones commerciales ou industrielles et les routes nouvelles ont coupé toutes les voies de circulation des troupeaux.

Cul-terreux

En 1888, Firmin Boissin se penchait sur la place du « Paysan dans la littérature contemporaine » pour La Réforme sociale : « Autrefois, nos écrivains négligeaient l’élément rural, et le paysan ne comptait pas, ou presque pas, comme facteur littéraire. Lui qui tient une si grande place dans notre vie nationale, en tenait une fort petite, quand elle n’était pas faussée à plaisir, sur la scène, dans la poésie et le roman. » Les choses ont changé par la suite, Première Guerre mondiale et mutation civilisationnelle aidant. Le courant prolétarien d’Henry Poulaille a fait la lumière, à partir de 1927, sur les gens de peu et les métiers traditionnels, la campagne ouvrière. Déjà, en 1904, Eugène Morel (1869-1934) encensait La Parfaite Maraîchère (Charpentier), « roman très simple, orné de considérations poétiques et utiles sur la culture et le forçage des légumes dans la région de Paris ». Roland Charmy promenait, avec la caution d’une préface de Victor Margueritte, ses Culs-Terreux du côté de Jarzé (Baudinière, 1920), Charles Vallet (dit Charles Sanglier) reprenait Ésope sous le titre des Fables du sanglier (Plein Chant, 2016) et Henri Bachelin (1879-1941) lançait un clin d’œil à Maupassant en romançant la figure de La Vénus rustique (éditions du Monde moderne, 1926) en son vivant village avec auberge. Et n’oublions pas les poulets d’André Baillon ou les gosses de Louis Pergaud.

Empégués par la glèbe

Quelques remembrements plus tard, René Fallet nous servait La Soupe aux choux (Denoël, 1980), succès populaire intervenu quatre ans après celui de Génie la folle d’Inès Cagnati (Denoël, 1976).  Au moment où la campagne perdait ou voyait s’enfuir le plus gros de sa jeunesse, la littérature lui rendait une dignité. Dans l’apitoiement et la nostalgie, il est vrai. Inès Cagnati (1937-2007)  relatait dans Le Jour de congé (Gallimard, coll. « L’Imaginaire », [1973], 2017) ce qu’était le quotidien misérable et âpre d’une enfant de paysans pendant les Trente Glorieuses. L’exode était souvent une nécessité. Ce roman puissant en est l’indice.

Le génie du monde

La nature n’est pourtant pas composée que de l’homme. « Le principal bénéfice de la conversation avec la nature est d’encourager le génie particulier de chaque homme. Cette innocence que nous admirons chez les animaux et les jeunes enfants est aussi celle du fermier, du chasseur, du marin – de l’homme qui vit au contact de la nature. » C’est Ralph Waldo Emerson (1803-1882) qui l’écrit  dans Les Travaux et les Jours (traduit par Jean-­Paul Blot, Fédérop, 2010). Le préfacier de ce recueil d’articles et de conférences, Joël Cornuault, lui-même adepte du bain de nature, souligne cette autre phrase d’Emerson : « Les travaux et les jours nous étaient offerts et nous avons choisi les travaux. » Un choix que l’on peut probablement attribuer à nos ancêtres, qui choisirent le pain comme nourriture de base, autant qu’à nous-­mêmes, qui ne savons pas prendre le temps de vivre avec et dans la nature.

Protégé des dieux

Parmi les laborieux de la vulgarisation scientifique, aux côtés d’Eugène Noël et de sa Vie des fleurs (Hetzel, 1859), le géographe Elisée Reclus fait figure de grand maître avec ses célèbres L’Homme et la Terre (La Librairie universelle, 1905-1908, publié de manière posthume) et Histoire d’un ruisseau (Hetzel, 1869). Son frère Élie, ethnologue, n’était pas en reste en se consacrant à la transmission ludique. La Poule, le coq & récréations instructives (Héros-­Limite, 2017) est une illustration de la belle quête des hommes sages, qui, à l’instar de Benjamin Franklin et de son bonhomme Richard, mettent le savoir en œuvre. Après s’être consacré au pain, aux Physiologies végétales (Héros-Limite, 2016), Élie Reclus choisit de mettre en valeur la volaille. Le coq, en particulier, ce protégé des dieux : « Il faut le reconnaître, c’est quelqu’un. » 

Eric Dussert