Femme à la mobylette de Jean-Luc Seigle fait partie de ces portraits de figures féminines qui s’égrènent à la rentrée littéraire 2017 et dont les destins qui basculent plongent le lecteur dans les coulisses des vicissitudes d’une vie souvent en proie aux bassesses et aux violences, aux actes existentiels hors du commun, aux drames silencieux d’une frange de la population en crise. Cet ouvrage pourrait donc ne faire que s’inscrire dans la liste, déjà longue, des portraits relevant d’une certaine littérature dépressive, en mal d’être, en mal d’émotions lui prouvant qu’elle est bien vivante. Or, la première qualité du dernier roman de Jean-Luc Seigle – et qui le démarque certainement d’autres productions littéraires –, est que l’auteur sait exprimer le féminin, dans toute sa complexité, avec une empathie qui lui permet de se glisser magistralement dans la peau de son héroïne, Reine, qu’une fatigue inhabituelle « défait et met en morceaux qu’elle a bien du mal à rassembler ensuite ». Obsessionnelle, elle subit des « phrases du dehors » qui s’encastrent en elle. Articulé en cinq chapitres qui semblent être les actes d’une tragédie en (dé)construction, le roman de Jean-Luc Seigle s’emploie, dans le premier chapitre intitulé « La nuit impossible », à décrire les affres de son héroïne, qui n’arrive plus à se voir dans le reflet des vitres. Qui est la mère de trois enfants : Sacha, Igor, Sonia ; ils n’ont pas encore atteint l’âge de 10 ans. Ils sont « les trois parties d’un être parfait constitué de trois visages, six jambes et six bras mais d’une seule tête qui réfléchit : celle d’Igor, l’enfant du milieu ». Reine aimerait les rendre autonomes, elle qui rencontre de graves difficultés, d’abord financières, vécues comme autant d’humiliations : même en arrêtant de fumer pour économiser de l’argent, elle a dû se résoudre à demander une aide pour la cantine à la mairie. De plus, faire des listes des actions de la vie quotidienne lui donne l’impression d’organiser une vie aux allures chaotiques : que faire de toute sa journée, une fois ses enfants partis à l’école ? Âgée de 35 ans, Reine est au chômage depuis trois ans ; elle peine à reprendre en mains les rênes de sa vie ; elle a pris du poids, se néglige physiquement, elle ne dort plus – symptôme d’un mal-être plus profond que la simple insomnie. Olivier, son compagnon, est parti après la naissance de Sonia – qui s’accompagna d’une perte de désir. Lui qui rêvait de Méditerranée, il a refait sa vie, à 40 ans, avec une veuve de Biarritz. Olivier, sa nouvelle compagne, sa nouvelle vie, ne quittent pas les pensées de Reine, mais « des pensées sans amour ». Entre l’offre d’emploi d’un établissement de pompes funèbres qu’elle n’a pas su saisir et l’idée de monter au ciel pour échapper à l’injustice sur terre, Reine s’accroche tant bien que mal à l’existence, à ses enfants qu’elle a malgré tout parfois envie de tuer.
Miracles ou mirages ?
Reine sait plus de choses sur ses ancêtres que sur Anna, sa mère. La mère de cette dernière, Edmonde, s’était enfoncée très tôt dans la lecture, transformant sa vision du monde et de la nature humaine en lisant, dès l’âge de 15 ans, les Chants de Maldoror et Les Fleurs du Mal. Anna ne crut donc qu’en la puissance de la poésie, presque en sa magie. En l’invention d’un monde idéal. Elle crut trouver le bonheur parfait en épousant le mouvement hippie des années 1970. Elle mourut d’une overdose d’héroïne frelatée quelques semaines après la naissance de Reine, le 1er septembre 1981. « Ta mère n’avait peur de rien » : c’est la seule chose qu’elle sait au sujet de cette mère à laquelle elle ne veut pas ressembler : « Elle a de plus en plus peur. Les enfants sont vivants. Elle est heureuse. » Reine ne possède que peu de choses outre les « saloperies » apportées et accumulées par Olivier durant plusieurs années. Elle n’a rien d’autre que son don de coutière, qui ne lui sert plus à rien, mais elle a, depuis sa prime jeunesse, le goût des mots, de la poésie. Le monde a changé, et Reine a du mal à s’y adapter : « Aujourd’hui on tue [les pauvres] en les abandonnant, en les affamant, en les oubliant. » Le pouvoir de l’imagination lui permet de recoudre une existence égratignée par le malheur ambiant. Qui fait naître en elle des pensées suicidaires. « Si seulement sa vie était comme une vieille robe ou un vieux manteau usé, elle saurait la transformer pour en faire un habit neuf ! »
Deux miracles vont bouleverser l’existence de Reine. Le premier, une grosse mobylette bleue de marque Peugeot, datant des années 1960, en état de marche. Cette mobylette, c’est une résurrection. C’est l’espoir de décrocher le poste d’employée des pompes funèbres. C’est aussi l’envie de reprendre soin de son image, si longtemps écornée par l’immobilisme de sa vie : « Sur sa mob’, Reine fait désormais partie intégrante du paysage. » Ce nouveau départ lui permet de dompter les deux frères nocturnes qui hantent ses nuits, Thanatos et Hypnos. De plus, la rencontre de Jorgen Aberson, un peintre et sculpteur « beau et sauvage », va achever sa métamorphose. Il est hollandais. Reine et lui ont l’impression d’inventer une langue de communication. Elle a envie de lui parler de tout, ce qui la rend transparente et vulnérable. En Jorgen, elle voit le moyen de « calmer son tremblement intérieur, celui qui, selon les circonstances, la jette dans la plus grande fébrilité ». Il fait ressortir toute sa puissance et toute sa beauté. Avec lui, elle a l’impression de « ne former qu’un seul corps d’amour, une mythologie, une poésie peut-être aussi ». Mais un tel bonheur fait peur. Surtout quand les enfants de Reine sont partis avec leur père, à Biarritz, dans sa maison près de l’Océan…
Jean-Luc Seigle dresse ainsi le portrait d’une femme vulnérable, hantée par de vieux démons familiaux et personnels. Reine croit aux pouvoirs de l’imagination pour recoudre une vie en lambeaux. Par une écriture de l’intime que caractérise la profondeur du style – l’auteur préférant le mot juste qui fait mouche au mot rare –, ce roman nous plonge dans les eaux troubles d’une oubliée de la vie qui fait tout pour s’en sortir. À travers elle, c’est toute une partie de la société qu’il dépeint, sur laquelle il porte un regard minutieux et humain. Jean-Luc Seigle pratique une écriture nomade, point de confluence entre le cri sourd et le souffle rédempteur. Et produit ainsi un roman bouleversant de sincérité et d’humanité.
Franck Colotte
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