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Graver les cris

Article publié dans le n°1217 (01 juil. 2019) de Quinzaines

Ouvrir un recueil de Laurine Rousselet, c’est entrer directement sous la peau, intus et in cute, sans transition, avec douleur, caresse et cri. Dans le prolongement des deux ouvrages précédents – « Journal de l’attente » (2013) et « Nuit témoin » (2016) – avec lesquels il forme triptyque, « Ruine balance », paru en avril de cette année, suit du bout des lignes les traces laissées dans la chair par l’expérience de l’extrême présence et de ses corollaires que sont l’absence, l’amour, la solitude, le silence.
Ouvrir un recueil de Laurine Rousselet, c’est entrer directement sous la peau, intus et in cute, sans transition, avec douleur, caresse et cri. Dans le prolongement des deux ouvrages précédents – « Journal de l’attente » (2013) et « Nuit témoin » (2016) – avec lesquels il forme triptyque, « Ruine balance », paru en avril de cette année, suit du bout des lignes les traces laissées dans la chair par l’expérience de l’extrême présence et de ses corollaires que sont l’absence, l’amour, la solitude, le silence.

Tout sort du silence, avec effort, accouchement, parturition du dire et du voir, en feulements de l’âme recourbée, en murmures murmurés aux murs de soi, dans l’interférence des lieux et des époques. Les couvertures des trois ouvrages parlent d’elles-mêmes : elles portent inscriptions et scarifications, et laissent deviner seulement sous certains angles de lumière les griffures rouges qu’auraient laissées une main et des ongles dans une paroi de suie. C’est sur ces parois que Laurine Rousselet signe ce qui la fait vivre et ployer, sans rien épargner de ce que le corps articule, des bonheurs vifs et des terreurs affrontées, de ce que les sens captent sous les paroles de l’autre, dans les lieux qu’il habite, qu’il a quittés, où spectre il demeure.

Journal de l’attente, c’est le journal d’une « guerre du dedans » pour l’amante, la femme, l’écrivain, l’esprit ouvert aux perceptions qui passent. Le corps pense dans un espace entre l’extase et le retour de l’extase, au cœur de la fournaise et de la mort, qui viennent immédiatement après l’excès de vie. On entend les bribes d’un être d’absolu pour qui l’intensité est l’évidence et la seule raison de respirer. Direct et pur, le dit poétique sculpte le temps et arpente les traces laissées : « le corps est une chambre de douleurs d’âme / de mémoires d’après-midi », puis s’efface dans le blanc.

D’un format éditorial plus resserré, Nuit témoin concentre le regard sur la case visuelle du poème d’instant et l’on sent le scalpel s’affiner, qui découpe l’essentiel dans la chair et la page : « le corps veut vivre / de désir le corps veut / assécher le sens du vrai du faux /marquer la peau par le livre / partir / boucler le soir ». Apparaît, au fil des notes versifiées d’un témoin suspendu, les dessins et tableaux d’une contemplation rugueuse (« la nuit témoin lance temps / morceaux de papier grumelant le ciel / tout entier de trous / d’argile de rouages / tout entier mouillé auprès de tous »), mais plus abstraitement « le crire d’un présent limité », qui sera l’exact projet, trois ans plus tard, d’un recueil soumis au risque non seulement de la fragmentation, mais du déséquilibre.

Ruine balance, troisième station d’une interrogation massive sur les sources incertaines de l’être, réfléchit les deux précédentes depuis un lieu différent où s’entendent les langues du Chili, de l’Espagne, du Portugal, en une diaspora abstraite de vues et d’émotions. Une géographie, donnée par fragments et briques de vers libres bandés comme des arcs, ouvre les lieux – personnels, historiques et politiques – où le sujet peut se déplacer libre dans une scansion d’instances floues :

crire signifie disparaître
se perdre dans le vague
pour courir à travers 

Ces poèmes tissés entre eux par le bref silence des blancs typographiques sont pourtant des réveils : à chaque prise de voix se réitère le contact du corps avec les sensations du vivre : le sol, les rues, les places, les peaux, les goûts, les parfums, les fenêtres sur le soi-monde à l’aube de la pensée.

Par avancées, par effractions, par rythmes et par colonnes ou briques discrètement calligraphiques, le roman s’édifie contre une âme qui menace ruine. Rien ne tient, même l’amour, mais le sujet ne renonce pas à patiemment tisser la toile. La nuit ou le nuire, soudés en « ruine », délivrent ainsi par bouffées les états postapocalyptiques du manque (« faire nœud avec abandon / le présent se prive de quatre mains assemblées »), avec ses urgences, avec l’implacable douleur de la mémoire où surnagent en tableaux-fantômes les éléments d’un musée imaginaire. Il s’ouvre sur l’angoisse du retour au jour avec l’œuvre pariétale Aprension a la luz de Guillermo Núñez, pour faire série avec d’autres allusions graphiques (« chambre / sollicitation de l’œil / encre de Claude Margat ») ou photographiques (« Arxiu Fotogràfic Humberto Rivas »), mais aussi avec certains affleurements picturaux du poème : 

petits points blancs tremblant
avant de s’incarner
la mer à l’odeur écrasante
se brise sur le ponton toute lumière
ne pas sombrer dans le nom des vagues 

Le lien associatif entre le poème, la peinture et le dessin croise naturellement les figures proches de poètes dessinateurs comme Bernard Noël et Hubert Haddad, inspirateurs revendiqués et amis de longue date, qui accompagnent ici certains poèmes, présences tutélaires et inscrites (« pour Hubert »). Ainsi « le trait horizonne » et le dessin n’est jamais loin du vers tracé. Ce crire recherché comme un Graal (« lire crire sans congé ») relève désormais de l’urgence, que porte la syntaxe étrange d’un sujet secoué par des séismes intimes, en dialogue avec les catastrophes des guerres civiles et des massacres contemporains :

offensive    rebelles    impuissance
martyre d’Alep assiégée
la tragédie déborde des unes 

se figurer terreur et prières
l’évocation d’un simple biscuit
les hurlements l’agonie-témoin
la fuite en pataugeant dans mares de sang 

La mélopée apporte par ondes des éléments perceptifs infimes, berce aussi ce qui reste de l’humain, teste des désignations subtiles, expérimente. L’usage de l’infinitif, aux limites parfois de l’hermétisme (« errer dans l’écart fouille bondir »), l’accumulation sans détail des substantifs – l’élision fréquente de l’article –, ou au contraire la substantivation des adjectifs ou des adverbes, correspondent à la saisie condensée de ces imperceptifs :

mordre d’un bon au présent
revenir dans pièce bras chargés
toujours la música s’attache à la roue 

Surgissement, vitesse, inquiétude, les pages affichent des précipités de conscience, des haïkus prolongés de la sensation et de l’instant (« le soudain dans la chaleur distille »). Ils construisent un récit, une histoire, les alvéoles suspendues d’un organisme qui se souvient violemment :

reconstituer spasme accident
osciller se traîne aussi entre les jambes
ne rien manquer
juste étranger encore au vent 

Le désir simple, immense, qui habite les espaces des deux recueils précédents chez Isabelle Sauvage, fait retour par éclatement : 

la fenêtre hurle de chaleur
à même le sol le désir secoué 

L’amour physique, suggéré en plusieurs dimensions (« pression / la main en plein mouillé / sons du jouir frottent dilatés »), s’empare de la page, s’imprime par « rafales » en suivant un mouvement pendulaire qui va du bonheur absolu à la perte et à l’errance du regard sur le vide.

Connecté aux deux recueils précédents, Ruine balance se lit comme le plus métapoétique des trois recueils : les espaces domestiques (pièce, maison, hôtels, chambres), les chemins, les édifices, les murs, tout converge vers l’architecture de la page et du dire :

toujours écrire de l’angle gauche de la pièce
quand matin éclate 

Le poème parle sans cesse du poème et des écrits passés (« soleil cuisant / saut de lignes / tout l’été enterrer nuit témoin »), il est mémoire des chambres poétiques qui l’ont précédé, il est porteur des temps de l’écriture :

étaler les époques
les culbuter en tous sens
main sous la joue droite
vagabonder dans crire 

C’est bien une sensation de déambulation et de déplacements vifs que ce recueil génère à chaque instant (« le sens attrape voyage »), au cœur d’une intimité perçue comme l’ombre mouvante des forêts sur un mur de chaux. Tout est blanc, et soudain des images : souvenirs d’un tête-à-tête, de couples enlacés comme observés par un témoin extérieur, flottements interstitiels, états spectraux de la dégustation du jouir et du voir, fragments d’hyperréel qu’accompagnerait un regard détaché du corps (« jaillir creuse regard / la tête dans deux temps différents / discrètement embrasser ciel / deux grands yeux noirs s’avancent ») sur une toile aux superpositions cubistes.

Le propos a beau être crypté, on s’immerge volontiers, on évolue vers un autre état mental, et finalement une autre vie, d’abord parce qu’on ne saisit pas, et que l’on comprend ensuite qu’il s’agit d’un discours de la méthode. Il y a dans cette poésie une invitation à démonter les constructions mensongères, une volonté de revivre au plus près du vrai, en faveur d’un grand dégagement vers la simple et stricte observation d’un moi-langage en constante reconfiguration. Les agencements poétiques de Laurine Rousselet, rigoureux et exigeants, valent qu’on s’y attache : ils initient au sincère présent de soi et constituent un défi absolu lancé à un lecteur placé en sidération devant une scène intérieure paradoxalement ouverte tout entière au monde réel.

Luc Vigier

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