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À voix nue

Sami Frey reprend « Premier amour » de Samuel Beckett, un spectacle qu’il avait créé dix ans auparavant, en 2009, dans ce même théâtre de l’Atelier.

Samuel Beckett

Premier amour

Interprétation et mise en scène de Sami Frey

Lumière de Franck Thévenon

Théâtre de l’Atelier

Place Charles-Dullin 75018 Paris

Du mardi 29 janvier au dimanche 3 mars 2019

Sami Frey reprend « Premier amour » de Samuel Beckett, un spectacle qu’il avait créé dix ans auparavant, en 2009, dans ce même théâtre de l’Atelier.

Le théâtre de l’Atelier est un lieu qu’on aime bien ; il est à échelle humaine, en bas de Montmartre, sur cette place Charles-Dullin, du nom de celui qui sut à partir de 1922 faire entendre « des textes d’abord choisis pour leur qualité littéraire et non pour leur potentiel commercial ». Aujourd’hui, il conserve quelque chose de vieillot qui le rend encore plus attachant. On se souvient des spectacles qu’on a vus, de Laurent Terzieff, de Cap au pire, et on rêverait que Sami Frey reprenne à l’Atelier Je me souviens, qu’il recommence à dérouler sur sa bicyclette le texte de Georges Perec qu’il avait adapté il y a maintenant une trentaine d’années, tant il semble à plus de 80 ans hors d’âge.

Mais il s’agit de Premier amour, un des tout premiers textes que Beckett écrivit en français, entre octobre et novembre 1946, et qu’il ne publia qu’en 1970 – un Beckett qui découvrait au sortir de la guerre sa vocation dans la nullité de l’existence et que la voix, le grain de la voix si singulier de Sami Frey restitue avec une très grande justesse. Les mots (l’amour du mot de Beckett) résonnent dans le théâtre, se répondent les uns les autres comme des notes de musique. Le corps de l’acteur n’est plus qu’un instrument qui joue, module une partition. La sobriété est de mise. Pas d’artifice. Pas d’images filmées. La scène est à voix nue. Devant un rideau métallique, Sami Frey, engoncé jusqu’au col dans un sombre pardessus avec un sac vert en bandoulière, égrène, rejoue un texte qu’il a entièrement intériorisé. Il le récite vraiment par cœur.

Nous ne savons pas où nous sommes, peut-être déjà dans une antichambre de la mort. La longue digression au début sur les cimetières et l’enterrement du père du narrateur le suggérerait, comme l’épitaphe que Sami Frey trace sur la paroi métallique : « Ci-gît qui y échappa tant / Qu’il n’en échappe que maintenant ». Seuls deux bancs d’école servent de décor. Une lumière rouge qui clignote par intermittence en émettant un bruit de sonnerie ponctue, relance à chaque fois le texte. On a l’impression qu’elle menace également celui qui est en train d’essayer de se remémorer son étrange histoire d’amour avec une certaine Lulu, ou Loulou, ou plus prosaïquement Anne, et qui s’avère être une prostituée.

L’art de Beckett repose toujours sur un savant équilibre entre désespérance et drôlerie que la subtile interprétation de Sami Frey a parfaitement saisi. On passe de réflexions sur l’amour intellectuel à de comiques descriptions plutôt scatologiques, voire parfois misogynes. Expulsé de chez lui après la mort de son père, le narrateur rencontre sur un banc cette Anne alias Lulu qui finit par le recueillir dans sa maison. Puis, dans une chambre voisine à la sienne, qu’il a pris soin de débarrasser de tous ses meubles sauf un sofa, « roi sans sujet », il rumine sa propre disparition en regardant pourrir une jacinthe ou en écoutant les rires et les gémissements des clients que Lulu, lui explique-t-elle, reçoit par roulement. Les causalités sont vacillantes. On ne sait comment il en arrive à Racine, Baudelaire ou Dante en savourant l’expression « vase de nuit ». Le premier soir, on en déduit que Lulu est venue le rejoindre dans son lit et plus tard on apprend qu’elle est enceinte, précipitant presque contre son gré la fuite du narrateur et la fin de la nouvelle. Mais on ne peut résumer aussi brièvement Premier amour. L’histoire dit beaucoup plus. Elle parle de naissance et de mort, d’inquiétante étrangeté, de sentiment contradictoire, touche à des régions intimes… La citation de La vie est un songe de Calderón qu’on trouve dans l’essai de jeunesse de Beckett sur Proust le formulerait autrement :

Pues el debito mayor
del hombre es haber nacido.
(Le plus grand péché
de l’homme est d’être né.)

Jean-Pierre Ferrini

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