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Article publié dans le n°1169 (16 mars 2017) de Quinzaines

Comme l’annonce le sous-titre de l’ouvrage, et comme l’auteure s’en explique ensuite à la fin de son « Avant-propos », Laurence Hansen-Løve entend faire valoir « une expérience morale paradoxale » : « Expérience, car il ne s’agit pas d’une doctrine désincarnée, morale car elle enveloppe des principes à prétention universelle » et, poursuit-elle avec les mêmes accents ricœuriens, « paradoxale car elle remet en cause l’évidence d’une symétrie entre le bien et le mal. »
Laurence Hansen-Løve
Oublier le bien, nommer le mal. Une expérience morale paradoxale
(Belin)
Comme l’annonce le sous-titre de l’ouvrage, et comme l’auteure s’en explique ensuite à la fin de son « Avant-propos », Laurence Hansen-Løve entend faire valoir « une expérience morale paradoxale » : « Expérience, car il ne s’agit pas d’une doctrine désincarnée, morale car elle enveloppe des principes à prétention universelle » et, poursuit-elle avec les mêmes accents ricœuriens, « paradoxale car elle remet en cause l’évidence d’une symétrie entre le bien et le mal. »

Pour le dire en des termes méthodologiques auxquels l’auteure a très probablement recours lorsqu’elle enseigne, l’argumentation qui est déployée dans cet essai se caractérise donc tout à la fois par le contexte qui la motive, par l’enjeu problématique qui la polarise et enfin, naturellement, par la thèse qu’elle vise à établir.

Conformément aux deux principales figures des « puissances destructrices qui mettent en jeu l’avenir de l’humanité », le contexte a, en vérité, deux aspects complémentaires. D’un côté, l’effroi que suscite le « manichéisme hystérique et manipulateur » des « syndicats de perdants qui officient désormais à l’échelle de la planète » ; « de tous ceux qui posent des bombes dans les aéroports, les salles de concerts et sur le parcours des marathoniens, de tous ces ‟monstres” qui poursuivent de leur fureur assassine les enfants juifs jusqu’au seuil de leur école ». De l’autre, l’inquiétude qui ne peut que lever lorsqu’on constate qu’un tel manichéisme est non moins constitutif des réactions finalement symétriques qu’il provoque en Occident, chez « les populistes de droite comme de gauche qui commencent par opposer les peuples à leurs élites, puis, dans le cas des premiers, promettent la décadence à toutes les nations qui ouvrent inconsidérément leurs frontières à l’Autre », en une sorte d’assomption politique du relativisme culturel et moral qu’il conviendrait de déduire d’un irréductible « choc des civilisations ».

Le tout en ayant en outre à déplorer, et c’est là bien évidemment l’essentiel, qu’il n’y ait plus dorénavant qu’une petite poignée d’Aufklärer à oser « nommer le mal », au nom de l’universalisme « qui se fonde sur l’axiome d’une possible entente rationnelle entre les hommes, par-delà les frontières et les traditions ».

D’où l’enjeu de la réflexion de Laurence Hansen-Løve dans Oublier le bien, nommer le mal, « assumer les difficultés que pose la société multiculturelle, tout en évitant l’écueil du relativisme radical », et le problème proprement philosophique qu’elle y examine : « En un mot : le Bien et le Mal sont-ils vraiment des notions obsolètes ? Tout discours d’ordre normatif est-il forcément prescripteur, absolutiste, voire tyrannique ? » Ou encore, ainsi qu’elle l’écrit beaucoup plus loin, en empruntant alors le lexique de Pascal : « Est-il ‟vrai”, si tant est que ce mot ait encore un sens dans un monde sans Dieu – c’est-à-dire sans source irréfutable de toutes les normes – que le bien et le mal n’ont plus cours ? Devons-nous abdiquer devant les ‟pyrrhoniens” et leur concéder qu’il nous est devenu impossible de désigner avec assurance ce qui est bien (pour tous) et ce qui est mal (pour tous) ? »

Ce à quoi Laurence Hansen-Løve s’emploie progressivement à répondre, en invitant d’abord à distinguer entre « le Bien qui renvoie à un objectif hypothétique, à un idéal régulateur (Kant), dont l’unification et la définition sont pour le moins problématiques », et « le Mal qui désigne une réalité, ou, sans doute, plus exactement, le dénominateur commun d’un certain nombre de réalités » physiques et/ou psychiques. Réalité(s) dont les « méchants », dit-elle assez souvent à la suite de Jankélévitch, sont responsables, et dont ils devront, par conséquent, répondre, puisque, contrairement à ce que l’une des « ruses de la théologie consiste à dire », à savoir qu’il correspond à un « mystère » du projet créateur, « le mal, qui n’existe pas dans la nature, est le fait de l’homme seul ». Aux yeux de Laurence Hansen-Løve, autrement dit, « si le bien est un concept oiseux, le mal qui n’est pas le contraire du bien, est une notion basique. Tout le monde sait ce qu’est le mal. Une fois évacuée toute approche grandiloquente, il est très facile de définir le mal de manière purement empirique : le mal, c’est la souffrance, physique ou bien mentale, subie ou infligée, à partir du moment où une telle souffrance est (ou était) gratuite, ou, en tout cas, n’est (ou n’était) pas nécessaire ».

Et voilà donc de quoi faciliter l’identification des « interdits absolus » qui permettront, précisément, « de préserver les bénéfices du relativisme – nul n’est en droit d’imposer une conception définie de la vie bonne à quiconque – sans tomber dans l’ornière du scepticisme radical et du nihilisme moral qui en découle inéluctablement ». De quoi légitimer le « relativisme modéré et circonspect » sur lequel pourra reposer Le Mépris civilisé1 dont Carlo Strenger a proposé de parler, et, tant qu’il s’agit du moins de la seule expression de points de vue agressifs et attentatoires à la dignité de l’autre homme, la différence qu’il faut en effet faire « entre respect et tolérance ». Approche « à la fois minimaliste et conciliante », à vrai dire très largement inspirée par les vues de John Rawls, jamais mentionné dans l’ouvrage, lui qui est pourtant le premier, sauf erreur, à avoir systématiquement soutenu que les institutions démocratiques supposaient la ferme démarcation du « bien » et du « juste », que Steven Lukes entérine, après bien d’autres, dans ces quelques lignes que Laurence Hansen-Løve a indéniablement raison de citer : « Plutôt que de chercher à définir ce qui est universellement bon, projet plus moralisant que moral, on se concentre principalement sur les actions universellement condamnables. Si nous pouvons par exemple proscrire la torture ou le viol, il est bien plus délicat de prescrire une manière dont les personnes devraient agir et mener leur vie. »

On l’aura compris, d’un bout à l’autre de son livre, Laurence Hansen-Løve réagit au « conflit du fondamentalisme islamiste et de la conception de la Justice, qui est censée définir l’approche occidentale ». Non pour opposer « une vision rétrograde et crépusculaire à une conception positiviste et progressiste de la civilisation », ce « conflit étant tout au contraire interne au monde libéral globalisé » et « l’expression d’une antinomie sous-jacente qui met en concurrence deux conceptions de l’absolu : l’obligation de respecter la valeur infinie de la personne individuelle et l’impératif de s’incliner devant l’absolu de la communauté en tant que telle », pour mieux dégager les ressources morales qui demeurent disponibles dans une « société post-métaphysique » et « sécularisée ».

Avoir ainsi préféré « commencer par balayer devant notre porte » est l’incontestable mérite de l’intention philosophique qui anime Laurence Hansen-Løve dans Oublier le bien, nommer le mal. Et, quelles que soient les réserves qu’on peut avoir à l’égard de certaines caricatures, tant philosophiques2 que psychologiques3 et historiques ou politologiques4, quel que soit le caractère non novateur, et parfois même convenu, d’un propos déjà souvent défendu, on ne saurait qu’approuver la façon dont ce livre vient s’installer au lieu de « la faiblesse intrinsèque de la conception libérale du monde5 », en ce point où elle engage à renoncer à toute perspective sotériologique, avec le souci de convaincre qu’il y a là, en réalité, une force et notre patrimoine. On ne saurait assurément qu’approuver l’effort consenti afin « de réveiller cette passion existentielle pour la liberté » et le principe d’une analyse qui revient à juger que « la question qui se pose à nous désormais est moins de tenter de déterminer ce qu’est, ou même ce que pourrait être le Bien, le Souverain Bien, à savoir l’objectif suprême de toute volonté, que de réfléchir au meilleur moyen de lutter contre le mal, ceci dans l’espoir de réaliser, dans la mesure de nos modestes moyens, un monde moins cruel, moins inhumain et moins injuste ».

1 Carlo Strenger, Le Mépris civilisé, Belfond, 2016.
2 Celle-ci, par exemple : « Après tout, avons-nous vraiment besoin de nous incliner devant les injonctions d’une grammaire structurée par des siècles de logique d’abord platonicienne, puis manichéenne ? Il est permis d’en douter. »
3 Comme ici, notamment : « Mais si le méchant ne veutrien de déterminé, il est vrai qu’en même temps il aimerait bien vouloir quelque chose. Car tous les hommes souhaitent vouloir quelque chose, ou plus exactement, comme Socrate eut raison de le souligner, tous aimeraient désirer le Bien, par exemple le bonheur, une forme de salut ou d’apaisement, un quelconque but en tout cas, mais nombre d’entre eux sont frustrés d’une telle détermination. C’est pourquoi ils se forgent un objet de fixation, un être sensible érigé en miroir de leur mal-être, un alter ego qu’ils se donnent comme objectif de désagréger, détruire, faire souffrir, humilier – ce qui au fond constitue une réaction sinon saine” ou normale”, en tout cas (momentanément) salutaire pour leur psychisme en péril, car l’impuissance aime à exporter son propre néant dans la souffrance d’autrui. Il est réconfortant de poursuivre un but, quel qu’il soit. »
4 On pense, en particulier, au parallèle insistant entre nazisme et jihadisme.
5 Carlo Strenger, op. cit., p. 145 (cité dans Oublier le bien, nommer le mal).

Matthieu Contou

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