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Brassaï, le rôdeur des nuits

Brassaï (1899-1984) est un photographe (français d’origine hongroise). Il est aussi un peintre, un sculpteur, un écrivain. Il explore. Il quête des émotions ambiguës de Paris, des désirs équivoques, des ruses. Ses photographies constituent des hommages aux apaches, aux maquereaux, aux malandrins, aux demoiselles du trottoir. Il se révèle mi-sociologue, mi-détective, mi-poète.
Sylvie Bajac Aubenas
Brassaï. Le flâneur nocturne
Brassaï (1899-1984) est un photographe (français d’origine hongroise). Il est aussi un peintre, un sculpteur, un écrivain. Il explore. Il quête des émotions ambiguës de Paris, des désirs équivoques, des ruses. Ses photographies constituent des hommages aux apaches, aux maquereaux, aux malandrins, aux demoiselles du trottoir. Il se révèle mi-sociologue, mi-détective, mi-poète.

Cet ouvrage passionnant de Sylvie Aubenas et Quentin Bajac met en évidence les images de la ville crépusculaire, les agissements des nocturnes, leurs machinations, leurs amours.

Dans les années 1930, Brassaï est le rôdeur permanent des nuits, le vagabond des coins obscurs, le noctambule qui note les ombres des rues, le flâneur comme être libre et perspicace. Depuis la fin de l’année 1929 jusqu’à la fin de l’année 1933, il accomplit l’essentiel de son œuvre photographique nocturne. On peut y ajouter les nuits de l’Exposition internationale de 1937 : les jeux d’eau lumineux, les illuminations des pavillons, les feux d’artifice… Les vues nocturnes de Brassaï forment la période la plus féconde et un peu moins méconnue de sa création.

Ces nuits parisiennes des années 1930 sont équivoques, ambiguës, énigmatiques, troublantes. Elles sont, parfois, dangereuses, mal famées, inquiétantes. Elles sont aussi ensorcelantes, voluptueuses. Paris est une ville secrète et une ville des mondanités. Cette ville est tragique, tendre, voilée et dénudée. Tantôt, elle est populaire ; tantôt elle semble canaille ; tantôt elle éblouit, elle rayonne. Elle fascine. Elle envoûte. Elle bouleverse. Elle enfièvre. Elle est, parfois, la scandaleuse, la terrible. Se découvrent les ombres menaçantes, les pavés mouillés, les lumières glauques des réverbères, les pluies, les brumes, les brouillards. Atmosphère… Atmosphère… Dans la nuit, avec Jacques Prévert, Brassaï perçoit tel quartier hérissé de grues, des entrepôts, des rues désertes et tristes, des quais désolés. Plus tard, Brassaï se souviendra : « Avec Prévert, nous jouissions de cette beauté dans le sinistre. »

De longue date, la capitale, la nuit et le crime ont partie liée. Brassaï a lu Les Nuits de Paris (1788-1794) de Restif de la Bretonne ; il est, lui aussi, un noctambule aux aguets, un « homme exalté qui se promène la nuit » ; il étudie la faune des bas-fonds de la ville : les mauvais garçons, les filles, les maisons closes, les hôtels de passe. Il est un cousin de Balzac, de Victor Hugo (Les Misérables), d’Eugène Sue (Les Mystères de Paris), d’Alexandre Dumas (Les Mohicans de Paris), de Lautréamont (Les Chants de Maldoror). Il a connu des piétons de la cité, des flâneurs : Léon-Paul Fargue, Francis Carco, Mac Orlan, Philippe Soupault (Les Dernières Nuits de Paris, 1928). Il a probablement vu Fantômas (1913-1914) et Les Vampires (1915-1916) du cinéaste Louis Feuillade. En décembre 1930, Brassaï et Henry Miller se rencontrent ; tous deux ont été fascinés par des « maisons d’illusions » ; ils ont été amis. Mais, dans un entretien, Brassaï précise : « Pas une seule fois, je ne suis allé avec Henry dans un bordel »…

Dans les années 1930, Brassaï donne à voir des lieux disparus, des silhouettes abolies. Dans le quartier Italie, une fille trapue se dresse sur les pavés. Devant la Bastoche, rue de Lappe, des « durs » et des « douces » prennent le frais. Rue Grégoire-de-Tours, la maison d’illusions s’appelle « Suzy » ; en attendant les clients, les ravissantes jouent aux cartes.

Les fêtes passionnent. Au bal des Quat’z Arts, les « guerriers dorés » et les « sauvages » défilent. Au bal des invertis de « Magic-city », les danseurs maquillés s’enlacent. Boulevard Edgard-Quinet, au Monocle, la « Grosse Claude » et son amie boivent. Au bal musette des Quatre-Saisons, les deux amants sont fâchés.

Dans les baraques foraines, Brassaï photographie une voyante, le « professeur Bourmet, mage », la danseuse Conchita, une parade… Brassaï et Raymond Queneau aiment les foires et les cirques. Dans les coulisses des Folies-Bergère, un machiniste s’endort ; le pompier de service et une danseuse se parlent.

Brassaï observe aussi des travailleurs de la nuit : les boulangers, les « polisseurs de rail », l’allumeur des réverbères, les fleuristes, les vidangeurs avec leur pompe, les porteurs des viandes aux halles, le volailler, un chiffonnier, la voiture d’un laitier. Il regarde les rotatives du journal Le Matin.

Parfois, Brassaï photographie des terrains mélancoliques, des murs de la désolation : un dépôt de charbon au quai de l’Oise, des espaces fermés par les hautes grilles, un tunnel, un canal dans le brouillard, une vespasienne, un terrain vague sur l’emplacement de l’ancien bal Bullier, un passage sans personne, la nostalgie des chaises vides dans le Jardin des Tuileries, un disque obscur dans les brumes (place Denfert-Rochereau), un mur de la prison de la Santé, le dernier métro (à la station Palais-Royal), un éclair au-dessus de l’Observatoire. Dans la revue Minotaure, la statue du maréchal Ney est noyée dans le brouillard ; le maréchal Ney élève son sabre et menace le ciel.

Gilbert Lascault

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