Choisir son camp ?

Mary-Laure Zoss
Ceux-là qu'on maudit. Encres de Jean-Gilles Badaire
(Fario)
La périphrase contourne le nom. Qui sont-ils, « ceux-là » ? Pourquoi cette malédiction ? La première encre noire de Jean-Gilles Badaire nous propose la longue silhouette macabre et menaçante d’u...

La périphrase contourne le nom. Qui sont-ils, « ceux-là » ? Pourquoi cette malédiction ? La première encre noire de Jean-Gilles Badaire nous propose la longue silhouette macabre et menaçante d’une sorte de pendu sans corde.

La Vaudoise Marie-Laure Zoss a composé ce livre, comme les précédents, d’une série de courts textes en prose, sans majuscule au début ni point à la fin. C’est un flux qui s’arrête et reprend, comme par saccades. C’est le « sauve-qui-peut des syllabes » d’« une langue impossible à parler ». Le rythme heurté des phrases, la succession des consonnes, laissent une impression de long combat dans un monde où l’on peut se perdre tant il est divers, comme le montre un vocabulaire très précis, qui utilise toutes les ressources du lexique francophone. Ici, pas d’oiseaux en général, des « râles d’eau », une « sitelle ». Pas d’herbes ou de fleurs, des « laîches » ou des « orties ». « Trois mots qui se mêlent de rapercher – rien à faire », comme on dit en Suisse. Nous sommes placés « en face des avalanches », près du désastre. Bref, « le verbe rauque et dilacère », proche parfois du Grand Combat d’Henri Michaux (mais sans néologismes). 

Le premier personnage est « le perdu ». Il « gueule à tous vents », bouge avec le désordre de celui qui se débat. Les propositions sont courtes, en parataxe, membres éclatés de phrases mimant l’effort vain pour être entendu quand un train hurlant à son tour passe : syntaxe relâchée mimétique. Ceux dont il est question ne maîtrisent ni leur situation ni les règles de la langue, alors que les inversions de syntagmes révèlent un narrateur qui, lui, maîtrise la langue, « tandis que le décrie aux cimes un verbe haut ». Entre ces deux instances, le heurt : un personnage se voit malmené dans un monde (une société) qui le repousse. 

Le perdu, devenu « l’avorton », promène ses métaphores, « des rails à l’enfonçure de la tête », hybride d’un monde qui repousse à la marge ce qui diffère. Lexique orienté : pôle blanc de la neige et pôle noir de ce qui est « calciné » et rejeté. Parfois, cependant, perce un trait lumineux, ou qui pourrait l’être :

« d’un rien s’ébahit, qu’il ramasse dans l’herbe d’hiver » 

Au grand vent des maudits, chacun reste ouvert. Comment s’échapper autrement qu’en fuyant « pieds dans les ronces », « la trouille au ventre », quand on est un « mauvais sujet » ? 

Le décousu construit cette parole de bric et de broc, scansion lyrique et douloureuse de la saison d’hiver en montagne, de la neige qui rend la survie périlleuse et le dénuement criant.

« retourne d’où tu » 

Exclus divers, exclus mêmes (même sac et même corde) : « les lettres, tu les arranges pas comme il faut », sans-papiers, migrants exténués. 

Après la troisième personne de la première partie et le « nous » de la deuxième, voici le « tu » de la troisième. Le lecteur ne peut que se sentir impliqué dans cette malédiction. Dans quel camp ? Peut-on choisir ?

« jusqu’où se dire vraiment homme, est-ce encore eux qu’on avise là devant soi ? » 

La voix ne s’écarte jamais des maudits, une conscience les suit, les soutient, la parole de neige d’un poème boueux au milieu de l’hiver, à renaître dans le ravin « par les pentes décrochées ». Poète, la voix fiévreuse qui trouve dans sa syntaxe dénudée la force de les accompagner pour qu’on entende.

Isabelle Lévesque

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