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Patrick Wateau
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Ce nouveau recueil de Patrick Wateau nous confronte à ce que les guerres font des corps : civils massacrés, martyrisés, sont gens de guère. L’inscription de mort précipite le vivant. Pat...

Ce nouveau recueil de Patrick Wateau nous confronte à ce que les guerres font des corps : civils massacrés, martyrisés, sont gens de guère. L’inscription de mort précipite le vivant.

Patrick Wateau, auteur d’une œuvre poétique majeure (prix Antonin Artaud 2007), a également écrit des essais sur Bernard Noël et Antonin Artaud, ainsi qu’une importante étude philosophique1qui aborde en particulier les questions du néoplatonisme plotinien, de l’expérience mystique, de la langue poétique et d’une philosophie apophatique. Ses écrits comme ses peintures2 nous placent sans ménagement devant la grande énigme. 

Les charniers découverts font réapparaître des corps dépiécés, des os et des crânes décharnés. Encore des personnes ? 

Quant à la langue, le radical gît dans le mot qui dérive :

« Les doigts mutilent la main
et le combien du nombre »

Il ne reste rien que du gisant dans naître. Le retournement n’a pas lieu, l’issue n’est pas : redite en plus long « avec des bâches de même appartenance », « aveugle », le mot œdipien du destin, le mot assassin nous condamne aux gestes impuissants qui démontrent la vanité de penser l’essor :

« Le lieu ne bouge plus
sa racine est dans l’os ».

Hors sujet, espérer :

« Le sort creuse le perdu
perd le sorcier »

Dans cette langue d’os et d’usure, le polyptote est l’une des réponses au vivre rongé. Nous remontons toujours en vain vers un départ qui est condamnation.

« Dès sa descente de mâchoire
la tête s’arrache les yeux »

L’impossibilité de croire, l’absence de perspective autre que dégradée (dégradante) motive une langue perdue, que le poète, à force de coups de crocs plantés dans la chair de dire, remonte, régurgite.

« Limon blanc
de la langue
je croise
ça
que j’ai croisé
au feu
du calcinage
et je noircis ma langue »

Patrick Wateau creuse. La langue. Mutilation de langue par force. L’archaïque « nifle » et le moderne « renifle » se jouxtent en un même texte, l’ancien mot est perçu comme amputé de son préfixe. Patrick Wateau semble trancher dans le mot vif. Les syntagmes nominaux deviennent des restes, humains, gisants de l’ombre sans sépulture :

« Os des sans-lambeaux
bannis bannis des chairs »

La préposition oriente vers la perte entière, le manque est institué dans une langue poétique brisée qui pourtant chante et scande. Le verbe conjugué souvent absent ne peut activer la phrase. Cette poésie porte la description précise de ce qui se perçoit dans l’expérience sensible, de la nescience pour le reste.

« Vieux temps recru
sur l’échelle de mesure
échelle
de non-mesure
pour qui éperdu
perd son exil »

Des maximes remodelées sur l’existant paraissent : « l’enterrement n’est pas terre qui vaille ». Tandis que sonne le radical redit « -terr- » où le péri, allongé, parfois en « découpe », ne repose pas. Mais est-ce encore lui ? La syntaxe pose un rythme, pétrit l’attendu puis le fait éclater comme corps de guerre. Voix off : l’enregistrement non chiffré du désastre, « un mort pousse l’autre ». Contrepoint :

« Non l’existence allée
pour de l’herbe plus drue
et des jambes à nouer
sur les os des oiseaux
roseaux
épis de blé »

Chanter cogne et le tableau idyllique (souligné par sons sonnants : os-oiseaux-roseaux) montre que tout se dissoudra.

« Autant sous terre
que dessus
l’existence n’est pas longue
à passer » 

Aucune complaisance, le beau naît de l’infaillible écart qui sépare espérer (en sphère fictive et repoussoir avéré) de vivre. Vivre essore, décharne. La langue de Patrick Wateau dissone, l’assonance niée par juxtaposition constante d’éléments du corps dissociés : poumons, chevilles… devenus « viande ». L’humain cesse-t-il en cet assaut ?

1 Itinérance et pas, tome 1 ; Un autre néoplatonisme, tome 2 ; seul vers le Seul (éditions Écarts, 2011).
2 http://www.patrick-wateau.odexpo.com/

Isabelle Lévesque

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