Claude Monet, ombres et lumière

Article publié dans le n°1172 (01 mai 2017) de Quinzaines

Peu d’artistes de la modernité ont été autant glosés et étudiés que Claude Monet. Michel Bernard s’est confronté au défi d’en renouveler l’approche par un roman qui repose sur une solide information historique, mais où l’imagination de l’auteur fait revivre de l’intérieur le processus de la création picturale. Il prolonge ainsi la tradition des « romans d’artistes », née au XIXe siècle et qui, avec les « transpositions d’art » pratiquées notamment par Gautier, Baudelaire et Proust, avait pris le relais des antiques ekphraseis.
Michel Bernard
Deux remords de Claude Monet
Peu d’artistes de la modernité ont été autant glosés et étudiés que Claude Monet. Michel Bernard s’est confronté au défi d’en renouveler l’approche par un roman qui repose sur une solide information historique, mais où l’imagination de l’auteur fait revivre de l’intérieur le processus de la création picturale. Il prolonge ainsi la tradition des « romans d’artistes », née au XIXe siècle et qui, avec les « transpositions d’art » pratiquées notamment par Gautier, Baudelaire et Proust, avait pris le relais des antiques ekphraseis.

Le roman permet de tisser la trame d’une biographie, de varier les éclairages, de jouer avec la temporalité, de rendre compte des intentions de l’artiste autant que de l’effet produit sur le spectateur par ses œuvres. Michel Bernard use avec une grande habileté de ces différentes possibilités, et de la liberté qu’elles lui donnent d’infléchir cette évocation dans un sens qui lui est propre. Comme un double « tombeau », le livre est encadré par deux « remords », annoncés par le titre : la mort de Frédéric Bazille, l’ami tant aimé, tué lors de la guerre franco-prussienne en 1870 ; et celle de Camille, l’épouse adorée, la complice et l’âme sœur de Claude Monet, dont il fit un portrait mortuaire saisissant. Ce portique organise visiblement l’architecture du livre, dont le fil de trame insistant est le motif funèbre : la première partie s’ouvre par l’évocation macabre et presque fantastique du père de Bazille, transportant durant plusieurs jours sur une charrette le corps de son fils, avant son enterrement à Montpellier ; cette première séquence s’achève, dans une grande analepse, par le récit de la mort du jeune peintre, le 28 novembre 1870. Amorcée par l’annonce de cette disparition à son ami Monet, la deuxième partie s’achève sur la mort de la femme adorée, Camille. Et la troisième, qui marque d’abord les signes du vieillissement sur la peau du peintre, clôt le livre par la journée du 5 décembre 1926 où Monet disparaît. Il y a quelque chose d’un rituel funéraire dans ce leitmotiv obsédant, à l’enseigne de la disparition et des « remords » qu’elle engendre.

Le drame humain croise l’ambition du peintre qui, même dans les moments les plus difficiles, n’a jamais douté de la force de sa vocation. S’il s’agit bien d’un « roman » comme l’indique la mention générique sur la couverture, l’écrivain renoue les fils d’une existence dont on reconnaît ici tous les éléments. L’amitié de Claude Monet pour Frédéric Bazille ébauche une vaste fresque, esquissée par fragments, de ses relations avec les impressionnistes appartenant à la même génération que lui : Renoir, bien sûr, mais aussi Pissarro et Sisley, deux peintres plutôt miséreux et qui maintiennent dans des conditions toujours difficiles leur passion d’artiste. Pour qui aurait oublié les longues infortunes qui ont scandé sa vie avant le triomphe des dernières années, l’existence chaotique de Claude Monet est scrupuleusement mise en scène, avec une alternance de moments d’aisance et de visites d’huissiers. Le goût de Claude Monet pour la bonne chère, l’aménagement de son jardin et les vêtements de luxe, n’arrangeait rien : l’argent gagné par la vente de tableaux était vite dépensé, avant une nouvelle période de vaches maigres, que Camille avait appris à supporter. Ce n’est qu’à partir du moment où les tableaux de Claude Monet attirèrent les acheteurs américains, faisant de lui « le peintre le plus cher du monde », admiré par Clemenceau, qu’il put céder sans crainte à ses exigences dispendieuses ; mais cette réussite vint tard, alors qu’il était déjà affaibli par l’âge.

L’ancrage historique du récit révèle une plume vigoureusement réaliste qui se souvient des grands modèles littéraires du XIXe siècle. On songe immanquablement au début du Colonel Chabert de Balzac, quand Michel Bernard évoque la recherche par Bazille père de son fils tué au combat, parmi les monceaux de cadavres : « La neige qui les avait recouverts en partie rendait plus sinistres encore les formes émergées des épaves, noirs grumeaux dans les étendues livides ». Et c’est le Flaubert au réalisme médical qu’on semble relire dans la description presque clinique de l’avancée dans la mort de Camille, le corps gangrené par un cancer, avec des « élancements qui lui déchiraient les entrailles » ; l’inhumation, où l’on « entendait la terre pierreuse crisser sous les pelles des fossoyeurs, froisser l’air, puis tomber en pluie sur le cercueil », rappelle d’ailleurs directement le mélange de pathétique et d’apparente froideur descriptive qui caractérise l’enterrement de Madame Bovary.

Le réalisme du livre est aussi sociologique. La passion picturale de Claude Monet est ici replacée dans les conditions historiques de la création artistique à la fin du XIXe siècle : les milieux impressionnistes, le rituel du Salon, les relations avec les galeristes, l’obligation de peindre beaucoup et vite pour assurer la subsistance de la famille (rappel très utile pour comprendre la rapidité de facture de bien des tableaux de Claude Monet, dont la nature d’esquisse tient autant à un impératif financier qu’à un choix esthétique pleinement assumé).

La passion – ou plutôt la pulsion – picturale de Claude Monet émaille le récit d’explosions de lumière, de saillies qui ouvrent tout à coup une profondeur lumineuse dans une existence bien souvent grise ou traversée par le malheur. À sa manière, romanesque, le livre éclaire la question de l’origine profonde de la passion artistique ; et c’est peut-être alors plutôt le romancier que l’on entend lorsqu’il évoque cette « goutte de couleur onctueuse que l’instrument prélevait de sa pointe sur le bois de la palette, pour dresser, touche après touche, une image sur le néant ». Ce « néant » renvoie en effet au leitmotiv de la disparition et du « remords » qui s’affiche en titre du livre. Dans sa mise en scène narrative, l’acte pictural répond chez Monet à un besoin impérieux, mobilise une exigence presque organique, une gourmandise du regard, avec « cette façon de se jeter à corps perdu dans le travail, comme un sauvage ». Le texte de Michel Bernard rend avec un réel bonheur d’écriture et une empathie communicative la joie du peintre à l’œuvre. Il transpose en récit la jouissance de la pâte et de la couleur, campant vigoureusement ce « fou de couleurs, fier, obstiné, sûr de sa main et de son destin », et qui fit don, de son vivant, de la gigantesque série des Nymphéas.

On peut cependant regretter qu’à force de construire son sujet, le livre l’homogénéise à l’excès. Tout est placé, dans le travail esthétique de Claude Monet, sous l’angle d’un bonheur sans partage qui ne doute pas de sa réussite, et se déploierait dans l’éblouissement heureux d’une sympathie avec le monde. C’est certainement faire trop peu de cas des incertitudes, reprises, recherches incessantes du peintre, qui traduisent un état d’insatisfaction récurrente – comme en témoigne le nombre de toiles qu’il détruisait. La lumière n’est pas la seule visée du peintre, et elle n’est d’ailleurs pas aussi homogène que le suggère le livre : le peintre doit composer avec celle du tableau autant qu’avec celle qu’il perçoit au-delà de la toile. Les « séries » de Claude Monet prennent en compte le passage du temps, son travail de fragmentation et de métamorphoses à travers l’évolution des conditions atmosphériques, qui modifient la perception de la réalité. Le principe même de la « série » est d’être toujours ouverte, jamais close sur une œuvre achevée, dans une inquiétude perpétuelle. Monet déclarait d’ailleurs, à propos de la série des Meules : « Plus je vais, plus je vois qu’il faut beaucoup travailler pour rendre ce que je cherche. » Comme Sisyphe, l’artiste reprend inlassablement son travail, dessinant ainsi l’une des perspectives de l’art moderne. Le même souci d’unification empathique pousse Michel Bernard à passer presque sous silence l’importance, chez Monet sans doute plus encore que chez les autres impressionnistes, de la touche fragmentée, associée à l’emploi de couleurs pures. N’est-ce qu’une tentative de rendu optique de la réalité ? C’est aussi une façon de briser le confort du regard. Dans l’œuvre de Claude Monet, et avant Cézanne, il y a une force de destruction – certes toujours harmonisée – symétrique d’un rapport euphorique à la vie.

Daniel Bergez