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Claude Simon et la vérité

Établis et annotés de façon discrète et suffisante par Patrick Longuet, ces quatre textes sont les traces de « causeries », comme les appelait modestement l’auteur, données en public à Genève, Bologne et au Canada pour les trois dernières, le lieu où fut prononcée la première, qui est aussi la plus ancienne (1980), n’étant pas précisé.
Claude Simon
Quatre conférences
(Minuit)
Établis et annotés de façon discrète et suffisante par Patrick Longuet, ces quatre textes sont les traces de « causeries », comme les appelait modestement l’auteur, données en public à Genève, Bologne et au Canada pour les trois dernières, le lieu où fut prononcée la première, qui est aussi la plus ancienne (1980), n’étant pas précisé.

Le prix Nobel, reçu en 1985, semble les séparer en groupes égaux, deux avant, deux après. Mais cette coupure, que le lecteur introduit tout naturellement (le présentateur s’en abstient à juste titre), n’a qu’une pertinence relative. L’interrogation que l’écrivain poursuit relativement à sa propre pratique présente en fait une continuité remarquable sur une période longue de treize années. L’ultime conférence date de 1993, l’auteur du Tramway meurt en 2005.

Le seul souci de Claude Simon résidant dans l’enquête menée sur soi, on ne s’étonnera pas qu’il vise à l’honnêteté et à la clarté. Ce qui lui importe d’abord, à lui qui se peint surtout négativement (non philosophe, non critique professionnel, encore moins universitaire, en tout non spécialiste mais, s’il parle écriture, simple artisan, s’il se réfère à sa vocation initiale de peintre, simple amateur), c’est de s’expliquer à lui-même pourquoi il écrit. Et là, aucune équivoque, le principe de plaisir le guide, l’envie de retrouver puis de perpétuer une émotion, résultat que parvient à atteindre parfois la création de la Beauté, notion baudelairienne, donc datée apparemment, dont le conférencier s’excuse presque.

Fonctionnant à partir de l’enthousiasme éprouvé à l’égard de l’œuvre belle, qui ne prétend à rien d’autre qu’à une sidération, chez l’amateur d’art, du sens esthétique, le métier d’écrivain commence donc par l’admiration et, dans le cas spécifique de Claude Simon, par la contemplation exaltée de la peinture, dont il considère qu’elle a toujours été très en avance sur les autres formes du Beau, et s’est débarrassée d’emblée de tous ces encombrements nuisibles que sont la psychologie, la pulsion historienne, la morale surtout, bref du puissant parasite de l’utilité, qui contamine bien plus aisément l’écrit.

Certes, cette pollution par une valeur limitée à l’usage, social en particulier, est toujours à redouter, sa résurgence agressive dans la dictature de la représentation ayant nécessité, aux XIXe et XXe siècles, les révolutions picturales successives de l’impressionnisme, du cubisme, de l’abstrait. Mais enfin, pense Claude Simon, une statue des Cyclades moulée voici des millénaires constitue déjà un exemple de beauté pure, alors que la narration n’a commencé à s’affranchir du dire qu’avec Proust, à qui ces quatre essais de clarification font un sort.

On pourrait assurément polémiquer, s’inquiéter d’une certaine cécité concernant Balzac, Stendhal, Flaubert même, que l’auteur de Leçon de choses ne lit qu’avec réticence (ou, selon nous, préjugé). On pourrait s’étonner de ne trouver chez le causeur que trop peu d’attention portée à la poésie, Valéry par exemple – qui, d’ailleurs n’est pas et de loin notre poète de chevet – se trouvant convoqué au titre unique de théoricien. Pourtant, ces réserves seraient de trop, car Claude Simon a choisi de ne parler que du roman, c’est-à-dire en somme de lui-même, sage restriction de son champ d’investigation à ce qu’il connaît le mieux.

Du reste, l’intérêt principal de ces textes est ailleurs. Ils permettent avant tout de situer précisément la position du plus grand et du moins enclin à l’esprit de système des représentants du Nouveau Roman au sein d’un mouvement qui, plus que d’autres – le romantisme ou le surréalisme par exemple – connut une dérive sectaire et carrément extrémiste, même s’il convenait alors (dans les années 60) de s’opposer radicalement aux âneries bien réelles de l’engagement, au moins dans la forme caricaturale qu’en avait produite le réalisme socialiste stigmatisé avant tout le monde par Breton.

Sur ce plan, le refus d’inféoder l’écriture romanesque à quelque visée utilitaire que ce soit, notamment politique, possède autant de fermeté chez Simon que chez Robbe-Grillet, et la formule due à Jean Ricardou « le roman cesse d’être le récit d’une aventure pour devenir l’aventure d’un récit », formule qui définit, un siècle après Théophile Gautier, un nouvel « Art pour l’Art » désormais appliqué au roman, est acceptée par Simon, mais non « sans un certain malaise », qu’aujourd’hui nous ne pouvons que partager.

Ladite formule, dans sa sécheresse bien française, d’une si péremptoire abstraction, condamne en effet le Nouveau Roman à s’enchanter trop souvent de jongleries purement verbales, sans support aucun dans l’ici-maintenant de l’expérience ou l’autrefois de la mémoire, ces excès aboutissant à une machinerie textuelle aussi justement oubliée que La Prise/La Prose de Constantinople de Ricardou précisément, apogée ridicule du terrorisme de l’aventure néo-romanesque portée à un degré d’hystérie gratuite. Aussi le malaise de Claude Simon, d’autant plus compréhensible que la totalité de son œuvre s’ancre en profondeur dans le vécu et le subi de la guerre, le conduit-il à rectifier ainsi la formule : « Le roman ne cesse d’être le récit d’une ou de plusieurs aventures en même temps et dans la mesure où il est aussi l’aventure d’un récit » – c’est lui qui souli­gne –, ce qui est évidemment tout autre chose et rend compte de la puissante originalité de ses livres, La Route des Flandres, Les Géorgiques, L’Acacia surtout, le plus beau texte jamais écrit sur l’enchaînement funeste 14/18-39/45.

La mémoire, la lutte contre l’oubli, sont au centre de l’œuvre, mais l’œuvre ne se propose pas pour but de se souvenir, d’empêcher la fuite irrémédiable de ce qui fut – on pourrait en ce cas verser, à moins d’être Proust, dans la réduction naturaliste de l’objet d’art en simple véhicule d’une intention, noble ou infâme peu importe, en tout cas extérieure à lui-même, une impasse esthétique pas toujours évitée par Zola et, lorsqu’elle l’est, contre son projet conscient. Le rejet du naturalisme et plus généralement de la narration conventionnelle qui se propose ingénument de raconter une histoire ou, pis encore, de raconter sa vie, rejet sur lequel il n’est pas, pour Claude Simon, de compromis possible, n’empêche nullement que la beauté poursuivie dans et par le texte dise en même temps quelque chose et même des choses essentielles sur le monde. Grave contresens que celui des détracteurs du Nouveau Roman (quand il est à son meilleur), s’ils croient et colportent que celui-ci exclut « le social, le psychique ou l’histoire » (ajoutons-y l’Histoire). « Je dirais même : bien au contraire !, puisque les événements feront l’objet d’une réflexion qui les groupera par affinités ou “ensembles communicants”… » (p. 60).

Ces groupements, constructions, transferts, assemblages, ces « correspondances », baudelairiennes décidément, entre les mots et même les phonèmes (donc Claude Simon est un poète en prose, il n’a pas besoin de convoquer explicitement la poésie dans ses « causeries » pour que les admirateurs de La Chevelure de Bérénice en soient convaincus), le conférencier va en chercher les exemples chez celui qu’une même quête obsessionnelle du passé lui rend le plus proche, chez le Proust de La Recherche. Cela nous vaut l’éblouissante lecture de la première causerie, intitulée « Le poisson cathédrale » et datée de 1980, soit entre Leçon de choses, superbe roman méconnu de 1975 et Les Géorgiques (1981), une époque où – c’est Claude Simon lui-même qui nous l’avait confié chez lui, place Monge – le futur Nobel ne vendait aucun de ses livres à plus de sept cents exemplaires.

Merveilleuse exégèse, d’autant plus pertinente qu’elle est sans prétention, d’un passage d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, où Marcel découvre Balbec, son église décevante, son Grand Hôtel et le cercle des amies d’Albertine. L’amateur de beauté littéraire y tente avec jubilation de dénouer le réseau inextricable d’annonces, de rappels, de métaphores filées et de jeux avec les couleurs qui transforment un palace banal en palais persan, et où la description, méthode privilégiée de l’écriture proustienne, raconte en même temps la progression du désir et la cristallisation de l’amour du narrateur pour une femme qui n’est pas plus « son genre » qu’Odette de Crécy ne le fut pour Swann.

Parlant de Proust, Claude Simon dévoile le programme que lui-même est en train de suivre dans ses livres. Plus question de restituer le réel, qui du reste, pour ce scientifique rentré, est peut-être mieux compris par les mathématiques bâtisseuses que par la vue, qui mélange par un glissement si naturel le savoir antérieur sur les choses à l’enregistrement actuel du visible. Ce réel, il s’agit de le fabriquer et, ce faisant, de le lester d’authenticité. C’est ce que montre la fin de la quatrième et dernière conférence. Simon s’emprunte à lui-même un exemple de « fabrication » en racontant comment il a travaillé à la description de l’amoncellement des colis emportés par les réfugiés dans L’Acacia. Il avait accumulé dans sa phrase les objets lourds (« matelas », « buffets », « bahuts ») et cherchait un mot pour terminer le passage et couronner son édifice verbal, quand voilà qu’il trouve enfin « bicyclette », sans pouvoir jurer que cet engin léger ait jailli vraiment d’une « chose vue » fournie par sa mémoire.

J’aurai l’outrecuidance de compléter ce que le romancier génial laisse en suspens. Rien ne garantit en effet que sa pièce montée et cet objet ultime qu’il pose à son sommet disent le réel. Mais qu’a-t-on à faire du réel, quand il s’agit de vérité ? La bicyclette, faite pour rouler, courir, s’échapper, quand la description la ficelle au faîte de l’échafaudage branlant de pauvres possessions, dit magnifiquement la destinée des personnes déplacées, ligotées par le malheur des temps, que le cavalier voit fuir sans espoir sur la route. Cette bicyclette incongrue, dont l’ankylose signifie la dérision de tout mouvement, cette invention parfaite du travail de l’écriture, c’est l’émotion poignante qui étreint alors le soldat impuissant s’en allant lui aussi vers un destin improbable.

Or cette émotion n’est autre que l’histoire même de l’homme en guerre trahi par ses chefs, et c’est à travers elle aussi bien l’Histoire tout court.

Même si elle est fausse, surtout si elle est fausse, et mieux que le récit savant des données objectives de la défaite, mieux que l’Histoire des historiens penchés sur leurs archives, la bicyclette-émotion usinée par les mots, c’est la Vérité toute nue, telle qu’elle fut vécue par le narrateur et revécue par le lecteur « dans une âme et dans un corps ». 

Maurice Mourier