On reconnaît la formule, déjà employée et avec quel succès pour l’essai qui a ouvert le cycle, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? Peu de livres récents sur la lecture, sur la culture en général ont été plus féconds, voire plus libérateurs que celui-ci, paru en 2007. Mais venons-en à ce texte souvent paradoxal, comme l’attend la collection qui le publie. Bayard part d’un constat que l’on ne peut que partager : voyager fait courir des risques – voir les syndromes que cette activité génère, et ce n’est pas le meilleur moyen de découvrir ou d’apprendre sur un lieu. Sans parler des dangers liés aux insectes et autres animaux sauvages, au terrorisme et au tourisme ravageur. Partant de là, l’auteur constate que le meilleur moyen de voyager est peut-être de rester chez soi. Construit en trois parties, son essai distingue les écrivains dont les voyages, réels ou supposés, ont alimenté l’autobiographie. Puis il évoque celles et ceux dont la profession suppose le voyage, comme l’ethnologue, le journaliste et le sportif, avant de consacrer sa troisième partie à quelques situations dans lesquelles on peut parler de voyages que l’on n’a pas faits : le crime et l’adultère en sont les meilleurs exemples et trouver un alibi est une tâche parfois délicate (rendue plus complexe encore par la surveillance électronique ou le téléphone mobile). Bayard place son essai sous les auspices de Kant, géographe autant que philosophe, qui n’a jamais voyagé, prenant toujours le même chemin pour sa promenade quotidienne, sans dévier d’un pas, et pourtant en mesure de parler comme personne des lieux.
Quatre écrivains font l’objet d’une analyse dans la première partie. De la lecture de Marco Polo, comme de celle de Chateaubriand, Jules Verne ou Glissant, il ressort que les récits de voyage ont plus à voir avec l’imagination qu’avec la réalité observée. Glissant n’est pas allé sur l’île de Pâques dont il parle très justement dans l’un de ses essais, mais il a écrit en s’appuyant sur les éléments que lui donnaient des « informatrices fiables » comme sa femme et une amie, sur place. Chateaubriand ne garde qu’un souvenir très flou de voyages en Amérique et en Grèce et les cartes sont un peu brouillées. Phileas Fogg, héros du Tour du monde en quatre-vingts jours, parcourt au plus vite les pays et ne pratique jamais le tourisme. Quant à Marco Polo, s’il a vu des licornes et des griffons, il n’aurait pas vu grand-chose de la Chine et les archives impériales ne gardent nulle trace de son passage. Il aurait écrit sa relation près de Venise, pour une femme qu’il aimait. Les hypothèses qu’émet Bayard sont séduisantes : le voyage importe moins que ce qu’on en raconte et l’effet produit sur le lecteur ou la lectrice reste l’essentiel. Bayard tient en outre à une thèse : l’observation à distance permet d’échapper à divers risques : se perdre dans les détails ou se fondre dans le jugement collectif qui aligne les stéréotypes. Le voyageur qui garde sa vue d’ensemble, ou la vue de haut dans le cas de Chateaubriand, ressemble au bibliothécaire de L’Homme sans qualités, évoqué dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? : il connaissait tout le fonds de sa bibliothèque sans avoir rien lu sinon les catalogues. Mais ce qui vaut dans un cas, celui des livres, vaut-il vraiment pour le voyage ? On peut certes s’égarer dans des détails ou penser par clichés. De nombreux exemples d’écrivains – Michaux pour n’en citer qu’un – prouvent qu’on peut échapper à ces travers.
La suite de l’essai ouvre des pistes intéressantes et montre ce que l’information indirecte peut apporter au travail de l’ethnologue ou du journaliste mais quand ces professionnels se situent à la limite du métier. Margaret Mead observant les mœurs polynésiennes ou Jayson Blair donnant une « présence » à ce qui n’en aurait pas eu sans lui ont d’autres visées que de décrire ou de mener une investigation. Blair est sans doute moins journaliste que certains de nos écrivains – on pense à Rolin ou Deville – qui parlent des lieux où ils ont été et créent la présence, tissent le lien avec le lecteur sans « bidonner » (ce qui fut quand même le cas de Blair dans son article sur un soldat disparu en Irak). Bayard s’oppose vivement à « l’observation participante » prônée par les sociologues de l’école de Chicago mais en montrer la limite extrême ne constitue pas une preuve suffisante ; c’est simplement (et nous le partageons) le point d’un littéraire face à des spécialistes en sciences humaines.
Le cas de Rosie Ruiz, qui remporta un marathon de Boston avant d’être déclassée pour tricherie (elle avait effectué une partie du trajet en métro), est plus limite encore. Si, à l’origine, le marathon est un acte de messager en temps de guerre et que l’efficacité prime sur le geste, il est devenu une épreuve sportive avec sa règle impérieuse. C’est pousser loin le paradoxe, ce que Bayard adore faire, que de mettre cela en question. Le cas de Ruiz permet surtout à l’essayiste de mettre en relief la notion de pays intérieur, notion qui correspond un peu à ce qu’il écrivait de la « bibliothèque intérieure » dont nous sommes tous dotés : le pays intérieur est cet « espace fantasmatique construit comme un rêve et où le principe de plaisir prend le pas sur le principe de réalité, il n’existe plus de distance ni de temps entre le désir et sa réalisation ».
Ce pays imaginaire revient chez tous les auteurs étudiés dans le livre : le Transsibérien de Cendrars n’est pas plus réel que Formose pour Psalmanazar qui mystifia les Anglais, mais il a fait voyager, comme le disait Cendrars à Lazareff. L’Ouest de Karl May est un « plagiat par anticipation » puisque l’écrivain allemand écrit son Winnetou en inversant la relation entre cow-boys et Indiens, en montrant qui sont les coupables et les victimes quand tout le monde chante encore l’épopée américaine des pionniers. « Rêver et faire rêver », tel semble l’idéal de tous ces auteurs convoqués par Bayard qui ajoute, et on peut le suivre sur ce point, que l’esprit du lieu ne coïncide pas toujours avec le lieu, qu’un « pays imaginaire commun » ou « atopisme » condense plusieurs lieux et plusieurs temps, comme l’avait sans doute senti Chateaubriand, dont la Grèce doit autant aux textes classiques sur lesquels il a rêvé, qu’aux ruines qu’il a peut-être vues à Delphes.
De ces « atopismes », on trouvera de nombreuses traces dans le gros Dictionnaire des lieux et pays mythiques qui a récemment paru. Le royaume d’Hadès et la Corse, l’Irlande et la ville de Lyon, le Parnasse et l’Inde vue par les auteurs grecs, le labyrinthe ou le pays des Lotophages, voire la bataille de Stalingrad, on comprend que les pays imaginaires sont une catégorie féconde. Non que tous ces lieux cités soient imaginaires, mais ils prennent une autre dimension dès lors qu’on les raconte. Et quand celui qui raconte se nomme Homère ou Platon, on se prend à écouter, ou à lire.
Norbert Czarny
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