Colette, butte-témoin

 En 1893, Sidonie Gabrielle Colette a vingt ans. Elle épouse Henry Gauthier-Villars, dit Willy, qui en a quinze de plus et une réputation justifiée de journaliste noceur à la mode. « Nègre » de son mari pour les premiers Claudine, qu’il signe de son nom, elle va aussi l’aider pour quelques-unes des nombreuses chroniques – musicales notamment, opéras et concerts – qu’il place un peu partout. Tels sont les premiers « apprentissages » littéraires dont elle parlera plus tard, et qui ont constitué au fil de treize années, celles de leur union, le socle d’une exceptionnelle carrière, achevée avec la mort de Colette en 1954.
Colette
Colette journaliste, chroniques et reportages (1893-1945)
(Seuil)
 En 1893, Sidonie Gabrielle Colette a vingt ans. Elle épouse Henry Gauthier-Villars, dit Willy, qui en a quinze de plus et une réputation justifiée de journaliste noceur à la mode. « Nègre » de son mari pour les premiers Claudine, qu’il signe de son nom, elle va aussi l’aider pour quelques-unes des nombreuses chroniques – musicales notamment, opéras et concerts – qu’il place un peu partout. Tels sont les premiers « apprentissages » littéraires dont elle parlera plus tard, et qui ont constitué au fil de treize années, celles de leur union, le socle d’une exceptionnelle carrière, achevée avec la mort de Colette en 1954.

Cent trente textes inédits en volume, qui couvrent toute la trajectoire journalistique de l’écrivain, ce n’est qu’un modeste échantillonnage. Colette a écrit des milliers de pages pour les journaux les plus divers. Par goût sans doute, mais souvent aussi par besoin d’argent, cette dépensière a baigné toute sa vie dans l’odeur de l’encre et l’atmosphère enfumée des salles de rédaction ou du « marbre », à l’époque où en France les journaux étaient florissants. En 1913, Le Petit Parisien tire à 1 500 000 exemplaires. Le Matin, dont Henry de Jouvenel, second mari de Colette et père de Bel-Gazou, sa fille unique, à 1 000 000, dans un pays qui ne compte alors que 40 millions d’habitants.

Ce florilège permet néanmoins de constater que les seules interruptions dans l’activité de Colette journaliste correspondent à des moments de crise personnelle. Ainsi, après les années Willy (divorce en 1906) et jusqu’au mariage avec Jouvenel (1912), ce sont les temps de l’errance, du « vagabondage » dans le monde du music-hall. Le second divorce (1924) creuse aussi un trou de presque dix ans, occupés par la production romanesque, bien moins rémunératrice. Enfin, de 1932 et surtout de 1935 (dernier mariage avec Maurice Goudeket, salué par un voyage de noces qui donne lieu à une retentissante série de sept articles consacrés à l’inauguration du paquebot Normandie sur la ligne Le Havre-New York et publiés dans Le Journal du 31 mai au 10 juin) à 1942 – Goudeket, arrêté comme juif en 1941, est libéré en février 42 grâce à Sacha Guitry –, Colette se multiplie dans la presse. Elle y aborde presque tous les sujets, avec une préférence pour le dialogue avec les femmes, ses lectrices et, pendant la guerre, les textes à connotation franchement (jusqu’à 1940) puis discrètement patriotique, qui s’efforcent par exemple de dispenser des conseils d’amie pour affronter la solitude, celle des épouses de soldats disparus ou prisonniers, la pénurie alimentaire, la privation de vacances, des commodités quotidiennes.

Après 42, c’est le silence, ou à peu près. Immobilisée, partiellement puis définitivement par l’arthrite des deux hanches (la pose de prothèses n’existe pas encore), confinée à son appartement du Palais-Royal, Colette achève son œuvre par des textes inclassables, réflexions, souvenirs, un peu comme, au même moment, Léon-Paul Fargue frappé d’hémiplégie.

Que tirer de cette masse de documents brefs et par nature circonstanciels ? Ils embrassent un large pan de l’actualité : théâtre, concours du Conservatoire, spectacles de ballets, musique, événements mondains, rencontres avec des têtes couronnées, reportages en direct, comptes-rendus de procès d’assises, tendances du maquillage (Colette a ouvert un temps une boutique de produits de beauté, et du reste fait faillite), réminiscences du passé – à l’occasion des deux guerres –, éducation des enfants, atmosphère ! atmosphère ! comme disait Arletty dans Hôtel du Nord, enfin absolument tout, y compris bien sûr la vie des bêtes familières ou non, à l’exception notable du cinéma et surtout de la politique, comme si cette dernière, pour un esprit aussi libre pourtant que celui de la romancière, était décidément l’apanage de l’homme.

Eh bien ! à l’étonnement du lecteur, qui s’attendait un peu à un fatras, l’ensemble de ces écrits périssables n’est jamais médiocre. La chroniqueuse des mille riens qui font l’ordinaire de la vie a une manière tout à fait à elle de les aborder de biais, en observatrice aiguë, jamais lassée semble-t-il de l’« ample comédie à cent actes divers » que, nouveau La Fontaine, elle voit s’ébattre sous ses yeux, dans la rue ou les jardins, souvent de sa fenêtre, s’émerveillant en somme de l’extraordinaire complexité des circonstances les plus anodines, du manège des enfants, de la beauté des femmes, de l’aspect repoussant même d’une vieille prostituée comme de la couleur d’un ciel entrevu entre les toits, ou du cri d’un oiseau, du goût d’une confiserie. Sensuelle polymorphe, Colette savoure le présent comme personne, sans condescendance à l’égard d’autrui quel qu’il soit mais sans complaisance non plus et parfois même, dirait-on, sans véritable compassion.

En tout cas elle n’est pas dupe, ayant dès son jeune âge beaucoup vécu et beaucoup appris, en particulier au sujet de « ces plaisirs qu’on nomme, à la légère, physiques… », pour reprendre le titre d’un de ses recueils les plus originaux. Elle sait avec une grande sûreté prendre la température d’une époque, voir dans un défilé de mode le ridicule pathétique de jeunes mannequins presque aussi décharnés et androgynes que les nôtres – véritable offense pour sa beauté à elle, celle de la plantureuse femme 1900 –, humer, au revers du lâche soulagement de Munich, qu’elle partage un peu, la persistance du danger de guerre, inférer, d’une attitude corporelle précisément crayonnée sur le vif toute une psychologie des profondeurs, qu’il s’agisse d’un individu ou d’une foule.

Ces rares qualités de photographie et d’analyse du réel éclatent dans les procès auxquels elle assiste, celui de Moulay Hassen, tenancière de maison close jugée à Fez en 1938 pour avoir battu à mort une de ses pensionnaires et séquestré les autres, celui du beau et jeune Weidmann, condamné à la peine capitale à Paris au printemps 1939 comme assassin de six personnes et défendu par Maître Moro-Giafferi. Avec une passion si frappante qu’elle en devient presque étrange, elle dissèque pour Paris-Soir, dirigé par Pierre Lazareff qui a créé à son usage la rubrique hebdomadaire « Une femme parmi les autres », le moindre mouvement des accusés et excelle à les peindre avec une empathie qui ne va jamais jusqu’à la fusion à la Duras, c’est-à-dire jusqu’à la confusion, empathie objective en somme, bourrée d’affects mais qu’elle contrôle puissamment, à l’aide d’une rationalité jamais prise en défaut. C’est le même fond de bon sens qui lui permet de jauger avec sérénité, en parfaite agnostique, le cas d’une certaine Andrée Maurel qui, guérissant par l’imposition des mains, parvient surtout à se guérir elle-même de ses angoisses. Et ma foi ! c’est presque aussi bien vu que les Choses vues de Victor Hugo.

Jean Paulhan dit un jour que Colette était « un grand journaliste égaré dans le roman ». Il n’avait pas tout à fait tort, dans la mesure où les textes de pure fiction (ou bien d’impure, car toujours très chargés d’autobiographie mal cuite) sont peut-être ce qui dans son œuvre a le plus mal vieilli : La Seconde, Chéri, Julie de Carneilhan, toutes ces histoires de couples, nous en subissons toujours bon an mal an des dizaines aujourd’hui et savons bien que ce n’est pas Un amour de Swann.

Mais il y a bien une écriture de Colette, entre toutes reconnaissable, éminemment littéraire en ce qu’elle se souvient des procédés poétiques du Symbolisme et fonctionne, à partir d’une syntaxe impeccable, sur la recherche obstinée du mot juste, d’où un vocabulaire riche et précis, tout à fait incompatible avec ce que nous appelons aujourd’hui journalisme, avec sa langue pauvre et ses formules répétitives et étriquées.

En fait le journalisme tel que Colette l’entendait, d’une très haute qualité de frappe et d’un raffinement fruit du plus probe des labeurs artisans, voilà ce qu’elle transpose et sublime dans ses grands textes, qui ne sont en effet pas des romans, mais ces curieux recueils si personnels qui ont noms Sido, L’Étoile Vesper ou Le Fanal bleu, ces deux derniers étant l’aboutissement de l’œuvre. Maria Le Hardouin, biographe de Colette en 1956, affirme, elle, que la vraie Colette est celle de ces textes-là, qu’elle compare, excessivement mais avec un fond de justesse, aux Essais de Montaigne.

Une chose est sûre : Colette journaliste était très lue, on s’arrachait sa prose qui faisait vendre les journaux. Il y avait donc alors une masse de lecteurs qui pouvaient absorber et comprendre des articles où – je cite au hasard – figurent les mots « mercuriale », « falbalassée », et les expressions « pigeons piétés », « barre sourcilière », « ténèbres bleues ». Comme c’est loin tout ça ! Colette, titu­laire du brevet élémentaire obtenu à seize ans, à Auxerre, en 1889, et dont toute l’étude postérieure fut d’autodidacte, Colette amoureuse, même pour un journal qui le lendemain sert à envelopper le poisson, de ce que Proust appelle « les anneaux d’un beau style », n’est-elle pas pour nous aujourd’hui un témoin rare, une butte-témoin un peu incongrue, saugrenue, dans un paysage médiatique raclé jusqu’à l’os par l’avancée des glaciers du « journalisme » ignorantin qui nous reste ?

Maurice Mourier

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