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« Une espièglerie effleurée »

Jean-Philippe Toussaint a souvent fait poser devant l’objectif ses proches et notamment, pour reprendre le titre d’un de ses clichés, « quelques amis écrivains qui passaient au Louvre par hasard ». Emmanuel Carrère appartient à ce groupe d’amis ; il est également l’objet d’un portrait qui l’associe au « Triomphe de David » de Bartolomeo Manfredi. Dans le cadre de ce dossier, nous lui avons demandé d’imaginer en retour à quel tableau il pourrait associer Jean-Philippe Toussaint.
Jean-Philippe Toussaint a souvent fait poser devant l’objectif ses proches et notamment, pour reprendre le titre d’un de ses clichés, « quelques amis écrivains qui passaient au Louvre par hasard ». Emmanuel Carrère appartient à ce groupe d’amis ; il est également l’objet d’un portrait qui l’associe au « Triomphe de David » de Bartolomeo Manfredi. Dans le cadre de ce dossier, nous lui avons demandé d’imaginer en retour à quel tableau il pourrait associer Jean-Philippe Toussaint.

C’est un homme au visage allongé, glabre, lisse. Son expression recueillie se conforme à la situation, mais on devine que, dans une autre situation, moins solennelle, elle pencherait plutôt du côté de la malice et même de l’espièglerie – une espièglerie paisible, cependant, flegmatique, une espièglerie effleurée. Ses mains, longues comme son visage, sont jointes. Sa chair, translucide, éclairée de l’intérieur, est admirablement modelée : on y mordrait. Un bonnet de drap brun couvre son crâne qu’on devine chauve – mais je dois arrêter de dire qu’on devine ce que rien ne permet en fait de deviner et que tout simplement je sais. Il porte un lourd manteau, richement orné de brocart. Il est agenouillé. Il occupe seul, avec aisance, le panneau droit du retable. Le décor est une sorte d’oratoire ouvrant sur un paysage qu’on aimerait contempler toute sa vie par sa fenêtre. Ses yeux ne sont pas baissés. Son regard est dirigé vers le panneau central et la scène qui s’y déploie. J’ignore ce que c’est, cette scène, c’est bien mon problème : une Adoration des mages, une Annonciation, une Mise au tombeau, une Fête du rosaire ?

J’ignore aussi à quoi ressemble l’autre commanditaire du retable, représenté sur le panneau gauche. Je sais seulement ceci : quand on m’a demandé d’écrire ce texte, d’associer un tableau à la personne et à l’œuvre de mon ami Jean-Philippe Toussaint ou d’évoquer un personnage peint qui lui ressemblerait, j’ai d’abord pensé que ce serait tout simple. Parce que je les connais, ce tableau et ce personnage : un retable d’un peintre flamand et son commanditaire, un marchand, un échevin ou un haut dignitaire comme ce chancelier Nicolas Rolin qui servit le duc de Bourgogne Philippe le Bon et qui a pour l’éternité sa place au côté de la Madone dans le chef-d’œuvre de Jan Van Eyck. Je me rappelle, en le voyant, avoir pensé : c’est le sosie de Jean-Philippe.

Or, et c’est ici que mes ennuis commencent, dès qu’il s’agit de les convoquer, le tableau et le chancelier ou l’échevin, ils m’échappent. Je les ai sur le bout de la langue, sur le bout de l’œil. Pas grave, a priori : j’ai quelques livres sur la peinture flamande, Van Eyck, Memling, Holbein, Quentin Metsys et mon préféré, Van der Weyden, alias Roger de la Pasture. Les livres feuilletés en vain, j’ai tapé « primitifs flamands » et passé des heures sur Internet à faire défiler des Vierges, des martyrs et de prospères négociants gantois : en vain aussi. Alors je suis obligé de me poser la question : ce sosie primitif et flamand de Jean-Philippe, est-ce qu’il existe bien ? Est-ce que j’ai une chance de le retrouver un jour, dans un livre ou dans un musée ? Peu probable : il s’agit dans mon souvenir d’un tableau très connu, sur lequel j’aurais dû tomber après quelques minutes de recherche. Ou alors, est-ce que je l’ai rêvé ?

Laissons tomber le maître flamand et l’espièglerie effleurée de son donateur. Prenons l’affaire par un autre bout.

Il y a dans La Télévision un personnage, un ami du narrateur, qu’il retrouve de temps à autre dans d’agréables cafés berlinois – le livre, vous vous le rappelez, se passe à Berlin. Comme je ne l’ai pas sous la main, je n’ai pas non plus le nom de ce personnage, mais je connais son nom en vrai : il s’appelle John Lambert et c’est notre traducteur en langue anglaise, à Jean-Philippe et moi. Formidable traducteur, le meilleur que j’aie jamais eu dans aucune langue – il est vrai que l’anglais est la seule dans laquelle je puisse me faire une idée d’une traduction. Dans La Télévision, Jean-Philippe lui prête d’autres talents, à mon avis fictifs, comme d’être le remplaçant au pied levé de psychanalystes partis en vacances : il n’est pas du tout psychanalyste, mais il écoute, opine, arrose les plantes vertes du cabinet, ça fait la blague. Et puis il y a une scène où le narrateur fait avec lui et, si je me souviens bien, avec une jeune femme (ça m’étonnerait qu’il n’y ait pas une jeune femme dans le coup) un tour en avion de tourisme au-dessus de Berlin. Scène merveilleuse, un de ces morceaux de bravoure comme le tremblement de terre dans Faire l’amour ou la course du cheval sur le tarmac dans La Vérité sur Marie et, à la fin de cette scène, il se passe ceci : ils sont dans les airs, dans l’air littéralement, et son ami – John, donc – se retourne vers le narrateur qui à cet instant prend conscience de quelque chose dont il est stupéfiant qu’il n’ait pas pris conscience plus tôt et qui à cet instant lui apparaît comme une aveuglante évidence : c’est que son ami – John, donc – est le sosie de la Joconde.

Pour ma part, ça ne m’a jamais frappé. Je pense par ailleurs, et j’ai de bonnes raisons de le penser, que la plupart des portraits, secrètement, sont des autoportraits. Alors, s’il faut placer Jean-Philippe devant un tableau du Louvre, comme il m’a autrefois placé, moi, devant Le Triomphe de David de Bartolomeo Manfredi, n’y allons pas par quatre chemins, marchons tout droit jusqu’à la Joconde, plantons-nous devant elle et attendons.

L’espièglerie effleurée, avec un petit effort, vous ne la voyez pas ?

[Emmanuel Carrère, lauréat 2018 du prix BnF pour l’ensemble de son œuvre, est écrivain, journaliste, cinéaste. Son dernier livre paru, Il est avantageux d’avoir où aller (POL, 2016), rassemble bon nombre de ses articles de presse. L’ouvrage collectif Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel (POL, 2018) rend compte de la diversité et de la grande exigence de son écriture.]

Emmanuel Carrère

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