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De l’utilité des singularités créatrices. Entretien avec Valérie Deshoulières

Article publié dans le n°1193 (01 mai 2018) de Quinzaines

Directrice de l’Institut français-Villa Europa, professeur à l’université de la Sarre et à l’Institut catholique de Paris, Valérie Deshoulières a publié « Le Don d’idiotie entre éthique et secret depuis Dostoïevski » (L’Harmattan, 2003) et « Métamorphoses de l’idiot » (Klincksieck, 2005).Elle propose ici, dans la perspective stimulante des engagements de Cédric Villani et de Karol Beffa, une approche originale des idiosyncrasies nécessaires à la refondation de l’Europe.
Directrice de l’Institut français-Villa Europa, professeur à l’université de la Sarre et à l’Institut catholique de Paris, Valérie Deshoulières a publié « Le Don d’idiotie entre éthique et secret depuis Dostoïevski » (L’Harmattan, 2003) et « Métamorphoses de l’idiot » (Klincksieck, 2005).Elle propose ici, dans la perspective stimulante des engagements de Cédric Villani et de Karol Beffa, une approche originale des idiosyncrasies nécessaires à la refondation de l’Europe.

Luc Vigier : Quel est le point de départ de votre réflexion sur l’idiotie ? 

Valérie Deshoulières : Peut-être la notion d’Eigenschaftlosigkeit, que l’on pourrait traduire de manière synthétique par « sans qualitude » dans le sillage de Philippe Jaccottet, traducteur de L’Homme sans qualités[1] : cela désigne l’absence d’identité sociale ; c’est un être socialement non identifiable, c’est-à-dire dépourvu des neuf caractères qui permettent à un individu de cocher les cases rassurantes dessinées par la société (caractère professionnel, géographique, familial, etc.) Si l’on se réfère au portrait que brosse Robert Musil d’Ulrich, son antihéros, on s’aperçoit qu’il n’est pas étiquetable : est-il un mathématicien ou un ingénieur ? Un « grand homme » ou un « raté » ? C’est quelqu’un qui n’a pas achevé sa « formation », au sens où un homme des Lumières l’aurait entendu : il n’a pas trouvé sa « place au soleil », il n’a pas embrassé de profession claire ni fondé un foyer. Il faut à cet égard distinguer l’idiotie de la bêtise (comme l’ont fait Bernard Fauconnier[2] et Alain Roger[3]) qui, selon le Collectif des crapauds fous[4], fondé par Thanh Nghiem, Cédric Villani et Florent Massot, va dans le sens de l’affirmation identitaire. L’idiot, lui, est plutôt lacunaire, il marche à contre-courant et connaît des éclipses. Nous sommes tous d’accord pour reconnaître, comme l’a bien décrit Pierre Senges[5], qu’il a, avec le langage, une relation difficile, voire empêchée. 

LV : Est-ce que c’est une lacune de l’idiotie qui, si je puis me permettre ce paradoxe, a un contenu ? 

VD : C’est « une somme de soustractions », pour reprendre la formule de Julio Cortázar à propos de Marelle (Rayuela), un roman publié en 1963 : un idiot se caractériserait paradoxalement comme possédant ce dixième caractère que Musil définissait comme l’« imagination d’espaces non encore remplis » et que la possession d’un seul des neuf autres annulerait, bien entendu. La notion d’idiotie est exportable, transportable, d’un champ du savoir à l’autre ; l’idiotie, vue par un psychiatre, n’est pas la même que l’idiotie vue par un poète ou par un mystique. Une meurtrière, en quelque sorte, ou un prisme par lesquels il est stimulant de regarder la réalité. En grec, le mot idiôtês n’est pas du tout péjoratif ; il désigne l’unicité, la singularité, laquelle peut être créatrice. Voyez le Collectif des crapauds fous qui revendique cette singularité, avec humour et réalisme, sans la moindre arrogance. De nos jours, l’idiotie signifierait plutôt le non-conformisme, l’imagination créatrice. Et nous en avons sacrément besoin pour réenchanter le monde, et en particulier l’Europe, contre les spécialistes-cocheurs-de-cases, justement. « Il manque à l’Europe une part de Rimbaud », déclarait Romain Gary dans les années 1970, déçu par le manque de poésie et d’imagination des politiques. 

LV : C’est une forme de résistance aux directives européennes ? 

VD : Je dirais plutôt que, comme la langue anglaise est une langue nécessaire mais peut-être pas suffisante, les institutions européennes sont nécessaires mais peut-être pas suffisantes. L’Europe ne s’y réduit pas. Elle doit au contraire s’augmenter de ses rêves. Comme Camille de Toledo, « crapaud fou », assurément, et mélancolique, je plaide en faveur de l’improvisation, de la créativité, de la sérendipité. Et c’est la raison pour laquelle je me sens proche de la pensée que Thomas Vercruysse développe dans son dernier essai sur cette notion[6], « un hymne à Kairos, le dieu grec de l’occasion ». Nous nous fixons une direction, un cap, mais la vie se charge de nous faire écrire droit en traçant des lignes courbes, comme Dieu lui-même, selon le proverbe portugais que Paul Claudel a choisi comme exergue au Soulier de satin. Ce à quoi nous aspirons, c’est précisément à réinventer un « nous » pour l’Europe et, pour ce faire, je trouve Cédric Villani franchement plus inspirant que Christine Lagarde. C’est un original visionnaire.

LV : Quelle est sa place dans votre représentation de la « singularité créatrice » ? 

VD : J’ai rencontré Cédric Villani lorsqu’il est venu à Saarbrücken en compagnie de Karol Beffa, en 2016. Je les avais invités pour explorer avec eux les « coulisses de la création » entre musique et mathématiques, et cette double visite a réorienté ma vie et notre façon d’œuvrer ici. Ils nous ont fait accoucher de nous-mêmes et de nos désirs. J’aime profondément ces deux hommes de l’entre, à la fois brillants et simples, géniaux et généreux. Ce sont eux qui, « à l’insu de leur plein gré », sans doute (rires), nous ont insufflé le désir de construire l’Europe à partir de la Grande Région (Sarre, Lorraine, Luxembourg). À partir du terrain, entre recherche scientifique, création artistique et action citoyenne. 

LV : Ces personnes singulières et uniques seraient-elles un levier politique pour l’Europe ? 

VD : Pas seulement politique, mais aussi spirituel. Ce sont des messagers, des shifters et, en cela, des espèces d’anges : la transmission va de pair, je crois, avec une sorte de destitution de l’ego, point de départ de l’éthique. D’aucuns diront : mais enfin, leur image, leur look, leur importent, ils ne communiquent que sur eux. Je leur rétorquerai avec Chesterton, grand amateur de paradoxes : « Il faut être très humble aussi pour oser parler de soi. » 

LV : Vous avez été surprise par les thèses de Cédric Villani ? 

VD : Vous voulez dire ses impulsions créatrices ? Non, elles font écho aux miennes. Je vous renvoie à son livre avec Karol Beffa[7], dont les mots clés sont l’amour, l’art, la transmission, la volonté, le hasard, la liberté. Ce sont aussi les nôtres, ici en Sarre, l’un des Länder les plus pauvres et les plus petits d’Allemagne, où le nombre d’hommes et de femmes de bonne volonté au mètre carré m’a impressionnée. 

LV : Quand vous êtes arrivée à Saarbrücken, vous étiez en littérature et, maintenant, vous voici en politique ? 

VD : Non, je n’ai pas quitté la littérature ni l’art en général ; j’y trouve l’énergie nécessaire à ma respiration, mais j’aspire désormais à les partager avec le plus grand nombre. J’ai été très marquée par le parcours de Bernard Stiegler (Dans la disruption, Les Liens qui libèrent, 2016), dont j’ai suivi une journée d’initiation à la recherche-action le 29 novembre 2016. Ce fut une révélation. Je me suis dit que c’était cette direction que je voulais suivre, que je suivrais. En 2008, j’ai été recrutée pour enseigner « la littérature dans le contexte européen » à l’université de la Sarre, tout en devant assumer la direction de l’Institut français de Saarbrücken. À partir de 2015, après les attentats et l’afflux des migrants en Europe, j’ai modifié le contenu de mon enseignement et ma manière de chercher. Car l’Europe commence dans nos rues, dans nos quartiers. En 2016, après le passage de Cédric et de Karol à la Villa Europa, dans l’enthousiasme, j’ai formulé une espèce de « rêve européen » d’une quarantaine de pages, Altheea (Alliance théorique des humanismes européens engagés et alternatifs), que je n’ai volontairement pas publié. Je dirais que l’« idiotie » de Cédric, au sens d’idiosyncrasie, m’a fait avancer à grands pas. Je croulais sous le poids des contraintes et, sans prononcer un mot, mais en s’engageant dans la vie de la cité comme il s’est engagé, il m’a encouragée à penser librement et à oser imaginer. Je ne prône évidemment pas un retour à l’individualisme forcené qui mène toujours au pire, mais je pense à une œuvre collective, à une action commune, à un peuple, au sens où l’entend Deleuze, qui serait composé de personnalités hors normes, de gens très simples ou de grands chercheurs, qui partageraient les mêmes qualités de cœur.

LV : Comment voyez-vous les problèmes posés par les migrations actuelles ? 

VD : Je suis très attentive à la question des migrants et je voudrais rappeler ici que l’hospitalité est une valeur fondatrice de l’Europe, d’Homère à Derrida. Dans l’Odyssée, Ulysse doit sa survie à l’accueil qu’on lui réserve en terre étrangère et rémunère son hôte en récits, en paroles. Il est clair qu’on ne peut plus imaginer désormais une Europe qui ne dialogue pas avec la culture méditerranéenne et, plus largement, avec la culture arabe ; comme le rappelle Rémi Brague dans des ouvrages fondamentaux, les Arabes ont été de très grands traducteurs, de textes scientifiques en particulier. À vingt kilomètres d’ici, à Lebach, il y a un centre d’accueil pour migrants (4 000 arrivées en août 2015). Lorsque la philologue et philosophe Barbara Cassin est venue à Saarbrücken le 10 janvier 2017, nous nous y sommes rendues ensemble. L’idiote que je suis souhaite fonder une Maison de la sagesse, comme Barbara Cassin l’a fait à Marseille et à Genève, lieu d’échanges culturels grâce à la traduction. La recréation du lien social, comme elle le souligne, passe en effet par les notions de traduction et de transmission et, qui sait, ces idiots que sont les « crapauds fous », de petit bond en petit bond, peuvent nous y aider. Le mot clé, me semble-t-il, de la construction européenne est sans conteste la « convivance[8] », qui suppose que chacun s’intéresse à la culture de l’autre, c’est-à-dire d’abord à la langue de l’autre. Je ne pense pas que l’intelligence puisse à elle seule résoudre les difficultés que l’Europe traverse actuellement ; nous avons besoin, plus que jamais, de doux anarchistes, de personnalités singulières et uniques, « illustres », écrirait Plutarque, comme Cédric Villani et Karol Beffa, qui donnent à autrui sans compter. Ce don gratuit au-delà des nations et des religions porte un nom : agapè ou encore dorea. Et l’idiot en arpente les rivages.

[1]. Robert Musil, Der Mann ohne Eigenschaften, Rowohlt, 1930.
[2]. En particulier dans son ouvrage La Bêtise en son jardin, Titanic, 1995. On lira aussi le dossier du Magazine littéraire, n° 466, juillet 2007, consacré à la bêtise et qu’il a dirigé, qui contient un article de Valérie Deshoulières, « L’idiotie : l’arme fatale contre la bêtise ? ».
[3]. Alain Roger, Bréviaire de la bêtise, Gallimard, coll. « Biblothèque des idées », 2008.
[4]. On peut se faire une idée des orientations et des recherches de ce groupe en consultant Le Manifeste du crapaud fou publié aux éditions Massot (également accessible sur le site Internet du collectif).
[5]. Pierre Senges, L’Idiot et les Hommes de paroles, Bayard, 2005.
[6]. Thomas Vercruysse, La Kairologie. Pour une poétique de la circonstance (d’Homère à nos jours), Droz, 2017.
[7]. Cédric Villani & Karol Beffa, Les Coulisses de la création, Flammarion, coll. « Champs sciences », 2017.
[8]. Pour ce terme, voir notamment « Une très vieille convivance », discours de Florence Delay, prononcé en 2004 à la séance publique annuelle des cinq Académies (accessible sur le site Internet de l’Académie française), et Plaidoyer pour la convivance de Ghislaine Alajouanine, Hermann, 2017.

Luc Vigier

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