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Deux Chines

Article publié dans le n°1100 (01 mars 2014) de Quinzaines

Deux Chines : celle d'aujourd'hui, continentale et devenue libéralo-marxiste ; celle du Taïwan des années 1960, insulaire et pro-occidentale. La première, réduite à Shanghaï, sa mégalopole la plus ouverte sur l'Occident, constitue le décor unique d'un roman écrit en français par un auteur d'origine chinoise vivant à Paris. La seconde, alors dernier bastion de la révolution nationaliste de Tchang Kaï-chek, est croquée en vifs tableautins par le plus connu des représentants de la « littérature du terroir », florissante à Taïpeh au temps où la confrontation entre le nouvel empire conquis par Mao et le quasi-protectorat américain de la grande île se maintenait dans une situation précaire de paix armée grâce à l'équilibre de la terreur.
Hwang Chun-Ming
Celia Levi
Dix yuans un kilo de concombres (Tristram)
Deux Chines : celle d'aujourd'hui, continentale et devenue libéralo-marxiste ; celle du Taïwan des années 1960, insulaire et pro-occidentale. La première, réduite à Shanghaï, sa mégalopole la plus ouverte sur l'Occident, constitue le décor unique d'un roman écrit en français par un auteur d'origine chinoise vivant à Paris. La seconde, alors dernier bastion de la révolution nationaliste de Tchang Kaï-chek, est croquée en vifs tableautins par le plus connu des représentants de la « littérature du terroir », florissante à Taïpeh au temps où la confrontation entre le nouvel empire conquis par Mao et le quasi-protectorat américain de la grande île se maintenait dans une situation précaire de paix armée grâce à l'équilibre de la terreur.

Deux Chines sans rapport entre elles ? Superficiellement oui, mais en profondeur la réponse mérite d'être nuancée.

Celia Levi avait publié en 2009, déjà chez Tristram, Les Insoumises, un livre remarquable par le choix d'un genre littéraire passé depuis longtemps de mode, le roman par lettres, et rédigé dans une langue dont la pureté classique (choix du vocabulaire, rigueur syntaxique) contrastait de façon plaisante et inattendue avec le sujet traité : l'amitié de deux jeunes bourgeoises, l'une gauchiste intransigeante, l'autre hédoniste paumée, dont les trajectoires aboutissent à un échec concomitant.

Habitué le plus souvent, par l'examen des livres qu'il remue sur les étals, à un français avachi entre volonté arrogante d'écriture postmoderne et méconnaissance réelle des richesses d'un idiome qui n'est pas né d'hier mais dont des pans entiers de la culture qui lui donnait saveur et justesse se sont effondrés, le lecteur actuel sait gré à Celia Levi de son élégance et de sa précision, qu'on retrouve intactes ici, dans le traitement d'un tout autre sujet.

Ce livre sur la Chine contemporaine en sa version purement urbaine met en scène un homme déjà vieux, en tout cas usé et désabusé, Xiao Fei, dont les déambulations à travers l'immense ville (il ne travaille pas ou plus, ses deux soeurs plus jeunes le font à sa place, et il se contente de rêvasser sur l'ancienne prospérité de sa riche famille), les velléités de culture (poésie, calligraphie), l'incapacité à vivre tout simplement, font un has been que l'accélération du « progrès » va balayer.

À travers six chapitres dont chacun est fait d'une mosaïque d'événements et d'actes minuscules ou banals (aller donner à réparer le dentier d'une mère, recevoir une cousine fixée aux Etats-Unis et venue se perfectionner en mandarin, écouter les élucubrations vaguement philosophiques d'un voi- sin retraité, monsieur Li, emmener à l'hôpital une des deux soeurs malade), c'est toute la vie obscure d'un lilong, un vieux quartier voué à la démolition, qui est peinte par petites touches pointillistes sûres et efficaces.

Mais l'ensemble ne dessine pas une chronique naturaliste de la pauvreté à la fois matérielle et morale de ces populations d'anciens nantis que la révolution culturelle a spoliés et que va achever le nouveau cours ultralibéral qui chasse les laissés pour compte de la société de consommation en marche, les gruge en leur faisant miroiter un relogement dans de beaux appartements neufs, enfin les expulse brutalement et les laisse choir dans la boue d'un bidonville. Le ton n'est pas celui de Zola.

En fait, tout le récit demeure centré sur la personnalité contradictoire de Xiao Fei, ses désirs inaboutis, son incurable nostalgie d'un passé où il était le fils de quelqu'un et aurait pu devenir à son tour le lettré que, malgré son aboulie, il aspire encore à être, s’il n’avait pas fait partie d’une génération tout entière broyée par le maoïsme, interdite d’enseignement supérieur et transformée en écume de l’Histoire. Les quatre premiers chapitres sont annoncés par des compositions littéraires à haute valeur esthétique ajoutée, qui ne sont pas directement attribuables à la voix narrative et peuvent passer pour la matérialisation sur la page des ambitions du piètre héros. Ces presque poèmes en prose, hors intrigue, disparaissent ensuite sans qu’aucune explication soit fournie au lecteur de leur effacement, dispositif habile et discret signifiant en creux que, bientôt arraché à ses pauvres­ pénates, Xiao Fei n’aura même plus la force de rêver et sombrera dans la mesquinerie d’une existence sans issue autre que la mort.

Hwang Chun-ming le Taïwanais, lui, s'attache à décrire d'autres catastrophes, moins radicales parfois, en apparence. Les quatre nouvelles, dont la première et la plus cocasse donne son titre au recueil, ont pour objet le contact entre une civilisation chinoise millénaire et l'Occident sûr de lui, mercantile mais en principe bienveillant, représenté par les Américains accourus, après la victoire de Mao en 1949, au secours de cette île du sud de la mer de Chine où s'étaient réfugiés les débris des troupes nationalistes vaincues et menacées d'offensive communiste imminente.

Taïwan n'est pas la Chine des Han bien que le peuplement chinois l'ait depuis longtemps emporté sur la population autochtone d'origine malaise. On y parle une langue que les Cantonais, séparés de cette terre montagneuse que les Portugais, premiers colonisateurs, avaient appelée la « belle » (Formosa), par 150 kilomètres de mer à peine, ne comprennent pas. Pourtant, depuis sa conquête à la fin du XVIIe siècle par l'empire mandchou des Qing, elle est bien de culture chinoise, donc rurale, patriarcale et peu portée sur la spéculation des fins dernières, tout le contraire en somme de l’Amérique du Nord pragmatique, elle aussi, mais bigote.

Les récits de Hwang Chun-­ming tournent tous, plus ou moins explicitement, autour des perturbations que les Longs-­Nez, en leur déconcertant american way of life, introduisent dans le quotidien de braves gens du « terroir ». Par exemple, dans « J’aime Mary », le plus bouffon et le plus triste des quatre, un père de famille chinois, employé modèle d’un patron américain jovial et stupide, se voit contraint d’adopter et de faire semblant d’aimer, non une fillette occidentale, mais une jeune chienne de la race approximative des bergers allemands (c’est elle, Mary !), et ce dans une culture où le chien joue plutôt le rôle de nourriture appréciée des gourmets.

Irascible, lâche et passablement stupide lui aussi, il y perdra sa dignité et les siens, dont les habitudes de vie calme sont incompatibles avec l’exubérance destructrice de l’animal. Et de la chienne déchaînée au Yankee considéré comme un éléphant dans un magasin de porcelaines – chinoises évidemment –, la distance est mince.

Dans les trois autres nouvelles, la métaphore est moins immédiatement lisible, mais chaque fois une pratique nouvelle, liée à la société de consommation déjà bien avancée dans les mœurs américaines des années 1960, vient y perturber un mode d’être ancestral. Un diplomate américain renverse et blesse un cycliste d’une pauvre famille : il se conduira bien et, grâce à l’accident du père, femme et enfants du prolétariat chinois connaîtront la douceur du confort moderne, à l’hôpital ! Un autre malheureux, qui innove en jouant, pour la première fois à Taïwan, le rôle d’homme-­sandwich, échappera heureusement à cette humiliation en reprenant le métier honorable et bien chinois de conducteur de pousse ­pousse. Un jeune vendeur impécunieux, qui tente de faire siennes les techniques du management à l’américaine afin de vendre en province des autocuiseurs de marque chinoise, évitera par hasard l’explosion d’un de ces appareils, qui tue son camarade de travail.

Deux Chines et entre elles la distance, qui devrait être un abîme, de l’époque concernée et des lieux évoqués. Deux auteurs de talent, mais bien différents par leur technique romanesque. Et pourtant, un parfum sui generis de Chine éternelle rapproche les textes et les rend avant tout chinois. Il est composé de tradition inaltérée (rapports familiaux, sens de la communauté, goût de la culture et de la sagesse d’autrefois, respect des ancêtres et, concrètement, des vieux parents, même si ce respect est perçu comme castrateur et pesant). Et puis, surtout, il y a la compassion, non pas certes l’amour, réel ou simulé, de l’autre – ces gens ne sont pas chrétiens, la tentation de la mansuétude évangélique ne les habite pas et les rapports humains sont durs dans ces sociétés trop fournies en hommes, où l’on n’échappe jamais à la promiscuité.

En revanche, quand pleuvent les coups du sort, auxquels par résignation ancestrale, confucéenne sans doute, on semble s’adapter mieux qu’ailleurs, le désastre frappant autrui suscite une compassion immédiate et pratique. Quelque chose d'indéfinissable, de l’ordre d’une solidarité active, se manifeste alors, dont nos systèmes d’entraide occidentaux paraissent loin, très loin.

Maurice Mourier

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