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Disproportion

Article publié dans le n°1084 (16 mai 2013) de Quinzaines

Une correspondance disproportionnée et bouleversante, qui célèbre l’affection véritable, la communion des esprits, des corps, de leurs mémoires enchevêtrées. Dans sa brièveté lumineuse se réfléchit la distance qui sépare et fait souffrir, les mots qui portent les sentiments, l’amitié singulière et les désirs débordants.
Hervé Savitzkaya Guibert
Lettres à Eugène. Correspondance 1977-1987
Une correspondance disproportionnée et bouleversante, qui célèbre l’affection véritable, la communion des esprits, des corps, de leurs mémoires enchevêtrées. Dans sa brièveté lumineuse se réfléchit la distance qui sépare et fait souffrir, les mots qui portent les sentiments, l’amitié singulière et les désirs débordants.

« Me voilà de retour chez moi, sans aucun temps pour t’écrire, mais pourtant t’écrivant. Tu seras sans doute la personne, au bout du compte, dans le temps, à laquelle j’aurai le plus écrit : cette fidélité est peut-être insensée, mais j’y tiens », écrit Hervé Guibert à Eugène Savitzkaya le 15 février 1983. À l’aune de cette confidence se lisent sans doute les raisons qui poussèrent l’écrivain épuisé par la maladie à projeter le plan de ses œuvres posthumes, à vouloir conclure la publication de ses inédits par ces lettres – les seules qu’il autorisa – adressées à un homme si différent de lui, écrivain pourtant, qui, dans la distance, lui donne une réplique magistrale. Elles semblent traverser le temps, sublimer leur époque, tout en témoignant de ce que peuvent avoir de grand les sentiments d’amitié et de tendresse, au-delà de nous-mêmes. Ainsi, l’obsession pour une manière d’honnêteté du sentiment qui dépasse les aléas ponctuels de l’affection ou de la blessure rend compte d’une pureté presque folle, d’un besoin de se croiser dans l’autre, de s’y éprouver et de trouver la voix juste qui puisse en énoncer les termes ambigus. L’amitié, l’amour, le désir, le partage – tout semble s’y dire toujours avec le même élan sentimental, se heurtant aux mêmes empêchements. Les lettres de Guibert procèdent de l’envahissement. Il y sourd une douleur de vivre et un manque extraordinaires. S’y entendent les pulsations brèves de son écriture, s’y dévoilent des pans entiers de son œuvre, sa progression, ses résonances nombreuses, ce qu’elle porte de l’intériorité d’un homme blessé, écorché, vivant. Elles profèrent, en creux, le besoin de l’altérité et le refus de s’y abandonner, l’étrange projection qui anime Guibert lorsqu’il s’abîme dans une passion dévorante pour un homme distant qui semblera n’y répondre que lorsqu’elle sera épuisée.

Lorsqu’il découvre le premier roman d’Eugène Savitzkaya, Guibert s’enthousiasme pour ce jeune auteur qui publie comme lui aux éditions de Minuit et, maladroitement, lui confie : « il me manque un interlocuteur, et je t’ai élu, peut-être à tort, comme tel… ». C’est dans cette élection impérative dont il leur faudra supporter le poids, se le partageant inégalement en apparence, que se noue toute l’ambiguïté et la grâce d’une relation un peu étrange entre un écrivain parisien à la prolixité étourdissante et un Belge discret, « retors », qui s’enlise dans la « vie de brute », « terriblement monotone, désœuvrée » d’« un animal en cage, habitué à manger dans [s]on écuelle ». Leur relation apparaît d’une disproportion fascinante et permanente : caractères, cheminements esthétiques, choix de vie, ambition et célébrité divergent et se heurtent parfois. L’un est un roc de silence et de passivité, incarnation d’une précision modeste, d’une ironie tranchante, provocateur discret qui s’exprime mieux dans la brièveté lumineuse et ramassée, et demeurera le récipiendaire d’une parole débordante et envahissante. Celle d’un Guibert à l’écriture empreinte de fantasmes et de rêves, souvent hypothétique, sophistiquée et savante, entièrement tournée vers la projection, l’anticipation, le deuil, la souffrance, l’imagination et le report troublé. Cette disproportion se double d’une autre, bien plus passionnante, qui confère à ces quelque quatre-vingts lettres une dimension qui excède le simple témoignage littéraire pour se muer en un récit amoureux impossible à quatre mains, qui révèle en quelque sorte la nature même, ambiguë ô combien, des sentiments d’amour et d’amitié, le poids des gestes qui portent la tendresse, les mots qui permettent de s’en saisir, de la nommer, de se retrouver à travers même ce qu’ils s’écrivent avec une rare énergie. Ces lettres sont autant un document qui nous fait explorer les en-deçà de deux œuvres qui se voisinent qu’une leçon de passion, du passage de l’affection au sentiment amoureux, puis de son apaisement soudain dans une manière d’amitié apurée, délestée du poids de ce qui l’a établi.

Les Lettres à Eugène obéissent ainsi à un mouvement qui va de l’apprivoisement à l’amitié la plus franche en passant par le délire d’une passion qui porte le désaccord et la fascination au plus haut. Le livre tourne en effet autour d’une série de lettres de Guibert qui, en quelques mois seulement de 1984, le portent à un degré de sentiment qui le déborde et le pousse à envahir en quelque sorte son ami, le retenir dans la toile de ses affects singuliers, le faire pénétrer dans le dédale d’une passion qui fonctionne sur une pure projection de soi et sa perpétuelle objectivation. Les lecteurs de son œuvre y reconnaîtront tant de choses… Guibert est ici contradictoire, exclusif, dévorateur, obsédé. Ainsi écrit-il, avec l’emphase de l’amoureux : « Je t’adore Eugène, tu ne peux pas savoir. C’est complètement déraisonnable mais c’est comme ça. » Malheureu­sement, dit-il, il est « un amoureux désastreux » qui ne peut l’être que dans un dépassement incessant de sa propre parole, de ses propres sentiments. L’amour est alors envisagé comme une ultime disproportion, une imprécation, un envahissement.

« Il y a dans ces lettres une petite distance entre l’amoureux qui le clame – quel suicidaire n’est-ce pas – et le vrai amoureux qui pourrait se mettre la tête dans un trou de terre et pleurer. » Les mots de cette disjonction maléfique transportent, écrasent l’autre qui ne fait que répondre, ou pas, le réduisent, l’enveloppent. La passion s’apparente à la discontinuité du désir, à sa circonscription, son épuisement. La leçon involontaire sur la passion qui se noue dans le délire amoureux ne prend sens que dans son interruption soudaine, dans le glissement vers des lettres plus franches, plus précises sur leurs deux aventures réconciliatrices (L’Autre Journal de Butel et la Villa Médicis). Hervé et Eugène se sont connus, aimés, trouvés. Par-delà une disproportion qui semblerait naturellement indépassable, ils ont peut-être, tout simplement, après avoir traversé l’épreuve primordiale du sentiment, appris à se faire confiance. N’est-ce pas ce que veut dire Savitzkaya dans sa dernière lettre, posthume et antidatée du jour de la naissance de son ami, lorsqu’il écrit : « Pour toi je me suis jeté dans le vide les yeux fermés, mais le tremplin n’était qu’à deux centimètres du sol » ?

Hugo Pradelle