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Écrire dans la déchirure

Entre déchirement d’un pays et déchirure personnelle, le poète Nicolas Grégoire, qui vit et travaille au Rwanda, se cherche un chemin de vie.
Nicolas Grégoire
S'effondrer sans
Entre déchirement d’un pays et déchirure personnelle, le poète Nicolas Grégoire, qui vit et travaille au Rwanda, se cherche un chemin de vie.

Le titre du livre, S’effondrer sans, semble incomplet, sa préposition n’étant suivie d’aucun mot. De quel côté irait ce mot manquant ? Quel appui pour arrêter la chute ?

Une peinture de Daphné Bitchatch ensanglante la couverture. Sang et « sans » se rejoignent. À l’intérieur, les peintures semblent des empreintes noires sur mur rouge.

L’épigraphe est empruntée à La Déchirure de Henry Bauchau, dont la sibylle psychanalyste affirme qu’il est possible de vivre dans cette déchirure personnelle. Elle ajoute : « Ce n’est pas tant votre déchirure qui importe, vous savez bien que vous n’avez pas tant d’importance, c’est la déchirure du monde qui effraie. Ce sang qui s’écoule dans le lieu obscur. Les cris que personne n’entend. Les cris qui sont proférés dans le sommeil de tous[1]. » Nicolas Grégoire cite aussi le poète hongrois János Pilinszky, dont la vie fut bouleversée par la découverte d’Auschwitz : il se demandait comment « réparer l’irréparable » et pensait que le poème était un « premier pas ». Son projet : écrire « même dans l’obscurité ». Ce « même » est repris comme titre pour la première partie de S’effondrer sans ; « même peu » pour la dernière partie. « Réparer l’irréparable », dire l’indicible, telle est la vocation du poète !

Le Rwanda, déchiré et déchirant, accueille l’instituteur occidental qui vit dans cet « effondrement », si souvent évoqué dans le livre et qui, comme en géologie, change tout du paysage et fait apparaître des couches auparavant profondément enfouies.

Dans le texte lui-même, l’espace se creuse au milieu des vers ; un pronom réfléchi semble arraché à son verbe :

« la chambre moins les mots
sans jeter
son paquet de douleur
contre
les murs
                                              mes murs
on tente de ne pas
s’effondrer
sans tenir                      s’
épargner même
même peu »

Les blancs laissent une place au lecteur : place inconfortable dans une écriture dépouillée et elliptique. Pas de liant permettant une lecture fluide. Un « carnet », est-il écrit à l’entrée, « pour tenter de dire un peu ». Tout se formule par bribes ou par salves. Des cris sont entendus, ils retentissent encore lorsqu’ils ont cessé. Il faut supporter d’entendre ce qui s’est tu (ce qui est tué ?).

Ici, on tient à peine, on s’arrête ; des verbes infinitifs non conjugués ratissent l’ancrage, on ne sait pas où, comment ni combien (on tient). Les mots de poètes amis viennent à la rescousse : Armand Dupuy associait « tendre tendue » ; ces deux mots reviennent ici comme deux épithètes opposées à concilier.

Comme le narrateur de Bauchau, qui portait sur son visage le sourire de sa mère, le poète note ici :

« ce soir, je bois
porte pleinement le visage de mon père
sa perte
je pourrais voir aussi
l’œil déchiré
corps replié dans ma haine
pour la projeter
me projeter me dire
ce n’est pas respirable »

La question (« On vit ? ») et sa réponse (« On vit. ») sont biffées. C’est tout le corps qui pourrait lâcher : « on empêche légèrement / la tête de ne / pas s’affaisser ». À quoi se raccrocher dans la « chute » ? L’alcool ? L’écriture ? Le regard de ses enfants ? Entre « affaissement » et « étouffement », « le fragile d’être ici », un « sursaut » minime qui permet de vivre sans s’effondrer. 

[1] Henry Bauchau, La Déchirure, Actes Sud, 2003, p. 244.

Isabelle Lévesque

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