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Article publié dans le n°1002 (01 nov. 2009) de Quinzaines

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(Seuil)
Omar Merzoug – À la fin de la biographie qui vous est consacrée, l’auteur dit que vous lui avez proposé d’écrire un ouvrage sur vos rapports avec la guerre ...

Omar Merzoug – À la fin de la biographie qui vous est consacrée, l’auteur dit que vous lui avez proposé d’écrire un ouvrage sur vos rapports avec la guerre d’Algérie, projet qui s’est transformé en biographie…

Edgar Morin – C’est possible, s’il le dit, c’est vrai. Ce dont je me souviens, c’est qu’il a réalisé un entretien pour le journal économique auquel il collaborait, et puis je pense que ça l’a conduit à s’intéresser davantage à moi. C’est par les soins d’une éditrice de chez La Martinière que s’est nouée l’idée qu’il fasse ma biographie

O. M. – Vous avez été partisan du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, vous avez eu des controverses avec des sartriens, et vous n’avez pas signé le Manifeste des 121, ce qui a suscité quelque étonnement chez certains, pourquoi ?

E. M. – Avec Dionys Mascolo, Robert Antelme et Louis-René des Forêts, on a élaboré un manifeste contre la guerre en Afrique du Nord, car tout n’était pas encore calmé au Maroc et en Tunisie. Mais enfin en 1955, le plus important, c’était la guerre d’Algérie. On a réuni un certain nombre de signatures dont certaines prestigieuses comme celles de Louis Massignon, François Mauriac, Roger Martin du Gard, et à ce moment-là certains de mes amis, sous l’influence de Francis Jeanson, pensaient que le FLN était le libérateur de l’Afrique du Nord, et que les Messalistes, condamnés par le FLN, qui liquidaient physiquement leurs personnes et leurs maquis, étaient devenus des collaborateurs et des traîtres. En tant qu’ancien communiste quise souvenait avec honte d’avoir supporté en silence les calomnies contre les trotskistes traités d’hitlériens, cela m’était insupportable. Contrairement à ce que soutient bizarrement Jean Daniel, dans le livre, que je suis devenu « messaliste par messianisme », je n’ai pas été messaliste, j’ai voulu défendre l’honneur d’un petit groupe persécuté. Ce genre de comportement qui vise à garder le monopole de la libération algérienne était inquiétant, toute volonté de monopoliser le pouvoir risquant d’aboutir à des dictatures de parti unique. Un grand nombre d’intellectuels de gauche, notamment autour de Sartre, étaient persuadés que le FLN, aile marchante de la révolution algérienne, était en même temps l’aile marchante de la révolution mondiale, donc du réveil du prolétariat français et du socialisme en France. Quant à moi, j’étais de plus en plus convaincu que la radicalisation de la guerre provoquerait le pire des deux côtés ; du côté algérien, un pouvoir monopolistique et une violence qui consistait à exclure d’autres indépendantistes ne pouvaient qu’amener à une dictature, ce qui est arrivé, et le pire du côté français, je pensais que la France risquait de devenir une dictature de type franquiste ou colonels grecs (il y eut un premier putsch des généraux qui porta de Gaulle au pouvoir le 13 mai 1958) puis un second putsch que de Gaulle fit heureusement échouer.

O. M. – Après son indépendance, vous êtesvous intéressé à l’Algérie ?

E. M. – Bien entendu, les séquelles ont été la radicalisation des pieds-noirs d’Algérie, qui s’est exprimée par des attentats et par la politique de la terre brûlée de l’OAS, cette radicalisation aboutit à l’exode massif des Français d’Algérie, à des liquidations terribles de harkis, collaborateurs de l’armée française et je songe aussi à des résidus de haine dans les villages qui avaient été plus ou moins messalistes et qui avaientsubi la répression. La catastrophe, c’est que finalement, faute d’issue plus ou moins démocratique en Algérie, sous la dictature du FLN, l’opposition principale est devenue une opposition fondamentaliste, d’où la nouvelle impasse quand des électionsfurent organisées, c’est-à-dire l’alternative entre deux dictatures, la politico-militaire et l’intégristo-religieuse, et à nouveau la guerre civile. Autrement dit, l’Algérie est dans un cycle infernal dont elle ne s’est pas vraiment sortie. La tragédie algérienne, c’est cela même.

O. M. – Vous évoquiez à l’instant la revue Arguments, qui on le sait est un moment important de votre parcours. Qu’est-ce que la revue a représenté pour vous ?

E. M. – J’étais en relation avec un groupe d’intellectuels de gauche italiens qui publiait un bulletin. Certains étaient communistes, d’autres socialistes et d’autressans appartenance politique. Ce bulletin était un lieu de discussion et de débat d’idées et l’idée de faire une revue sœur en France est venue et m’a été suggérée par eux.J’en ai parlé à Jean Duvignaud, à Roland Barthes et Duvignaud a contacté Jérôme Lindon, patron des éditions de Minuit qui a accepté d’héberger cette revue. Au début, il s’est agit de créer un espace de révision de pensée, de discussions critiques, mais en même temps qu’Arguments commençait, il y eut le rapport Mikoyan qui précède le rapport Khrouchtchev, Mikoyan a réhabilité quelques vieux bolcheviks qui avaient été condamnés et liquidés comme traîtres et moi j’ai tout de suite compris que quelque chose de décisif se passait. On a voulu accompagner la révision critique qu’impliquait le rapport Khrouchtchev, maisil faut dire que le rapport Khrouchtchev a été suivi rapidement par la répression de la révolution hongroise et la destruction par l’Armée rouge des Soviets ouvriers de Budapest. Donc tout ceci a créé un climat de questionnements, d’interrogations et celles-ci portaient sur la gauche, sur le communisme,sur l’avenir du socialisme, elles étaient stimulées en 1958 par la situation française, le putsch d’Alger, le pouvoir de de Gaulle, l’incapacité des « forces démocratiques ou de gauche, d’arrêter la guerre d’Algérie, puis de sauver le régime républicain. Donc à partir des interrogations sur la France, sur l’URSS, on peut comprendre qu’Arguments soit devenue une revue de révision généralisée, et passeulement de révision du marxisme mais de toutes les idées régnantes ou dominantes, une revue sur la base de la confrontation et non passur la base d’une ligne. À la différence d’Esprit qui était animée par le personnalisme chrétien, des Temps Modernes qui était animée par le sartro-marxisme, nous à Arguments on s’ouvrait au débat et on a duré six ans; on s’est sabordé en 1962 quand on a fini par penser que les problèmes qu’on avait posés étaient des problèmes fondamentaux que chacun devait désormais traiter de son côté, d’autant plus que nous-mêmes étions dispersés sur les cinq continents; au fond on avait fait notre travail et comme la période de crise intellectuelle, de questionnement intellectuel s’était terminée, nous étions à nouveau marginalisés.

O. M. – Quels rapports aviez-vous avec Socialisme ou Barbarie ?

E. M.Socialisme ou Barbarie était une revue qui avait une finalité politique. Ses animateurs et ses militants croyaient ou préconisaient un socialisme libertaire, un socialisme des Conseils. C’était une revue qui avait une ligne politique, mais ils avaient adopté un aspect critique trèsintéressant, puisqu’ils ne respectaient pas ce qui était à l’époque sacralisé par la gauche. Ils pensaient par exemple que les nouveaux pouvoirs installés dans les ex-pays colonisés n’apportaient pas la libération des peuples, mais créaient un nouveau type d’oppression. Dansle comité contre la guerre d’Afrique du Nord, je rencontre Claude Lefort avec lequel je me lie d’amitié et qui du reste s’occupera du numéro d’Arguments consacré à la bureaucratie. Au cours d’autres réunions sur la révolution hongroise, je rencontre Castoriadis et là aussi une amitié se noue. J’aurais aimé que Castoriadis et Lefort participent à Arguments mais eux ne le souhaitaient pas, la revue leur semblait trop éclectique. Je pensais que l’apport de Socialisme ou Barbarie était important. Du reste, j’ai fait un article dans Arguments où en même temps que je saluais leur apport critique, je relevais le caractère naïf des solutions qu’ils proposaient, notamment le caractère révocable à tout moment des « Conseils ». On a cheminé toustrois ensemble dans le dépassement du marxisme, dépassement à prendre au sens d’intégration et non pas de rejet. Mais chacun l’a fait à sa façon, Lefort s’intéressant davantage à une théorie du politique, Castoriadis plus dans une philosophie politique et moi dans le domaine de la complexité, mais nous sommes restés très liés.

O. M. – Vous évoquiez à l’instant l’effervescence des idées et des débats à l’orée des années 1960, vous citiez Althusser, comment voyez-vous l’installation puis le triomphe du structuralisme ?

E. M. – On était tout à fait en dehors. Comme Castoriadis et Lefort, j’étais tout à fait allergique à un marxisme qui détruisait la philosophie pour ne garder qu’une soi-disant science à partir d’une « coupure épistémologique » et une théorie que nous croyions aberrante entre autres sur le plan politique, ne serait-ce que par l’adhésion post-stalinienne au maoïsme. En outre, le structuralisme, tel qu’il s’est diffusé, ignorait systématiquement l’histoire, la subjectivité, l’individualité, et voulait tout réduire à des structures anonymes, cela nous semblait non seulement insuffisant, mais surtout plus aveuglant qu’élucidant. Alors que c’était le courant dominant dans tous les domaines, mes amis et moi-même sommes évidemment très marginaux tout au cours de cette époque.

O. M. – Avec le recul, comment jugez-vous le structuralisme ?

E. M. – Comme je le jugeais à l’époque. Je crois que des penseurs sont importants en tant qu’écrivains, non pas par la théorie structuraliste mais par leur originalité personnelle. Lévi-Strauss, ce ne sont pas ses théories sur la parenté qui sont importantes, c’est ce qu’il écrit dans Tristes Tropiques. Ce qui est important chez Roland Barthes, ce n’est pas sa théorie structuraliste, ce sont les subtilités de son esprit. C’est la conception foucaldienne de l’épistémè qui est importante, même si elle est quelque peu rudimentaire, et non pas les thèses excessives sur l’enfermement, du reste justement contredites par Gauchet. Lacan a eu des étincelles de génie, maistoute sa théorie sur l’inconscient structuré comme un langage ou sur l’opposition entre le symbolique et l’imaginaire ne me semble pas intéressante. Des penseurs sont importants par leur génie propre et non pas par la théorie dans laquelle ils s’enferment.

O. M. – À la même époque, la « révolution de Mai 68 », avez-vous été surpris par l’événement ou en avez-vous senti les signes avant-coureurs ?

E. M. – En mars 1968, je faisais en Italie une communication sur l’internationalité des révoltes étudiantes. Bien entendu, il se trouve que j’étais aussi à Nanterre en mars 1968, Henri Lefebvre m’avait demandé de le remplacer il partait en Chine et je suis tombé en plein bordel avec un « petit rouquin » très agité. Bref, le fait que tout ceci ait créé un vaste mouvement était étonnant, mais j’avais quelques éléments pour le comprendre alors que pour les sociologues, la jeunesse, l’adolescence n’existaient pas, ça n’était pas des catégories qu’on étudie.

O. M. – Mai 1968 a échoué sur le plan politique, enfin ceux qui poursuivaient l’objectif d’une révolution politique, ça a été un échec mais sur d’autres plans, culturel, social, sur le plan de l’évolution des mœurs, diriez-vous que ça a été une réussite ?

E. M. – Les animateurs, le groupe du 22 mars, les libertaires, Cohn-Bendit ne pensaient pas la même chose que ceux qui se sont introduits dans le mouvement pour en faire le préliminaire de la révolution, les maoïstes et les trotskistes. Avec mes amis Lefort et Castoriadis, on ne pensait pas que c’était une répétition générale de la révolution, on pensait que c’était « la brèche » dans la ligne de flottaison du navire de notre civilisation. J’ai pensé que Mai 68 montrait que le sous-sol de notre société était entièrement miné. Donc, c’est surtout maoïstes et trotskistes qui se sont complètement illusionnés sur le sens de Mai 68. Ce Mai a tout changé sans rien changer. Bien qu’il n’y ait pas de mouvement féminin spécifique durant mai, le néo-féminisme s’est développé ensuite, de même que le mouvement d’auto-affirmation des minorités brimées, comme les homosexuels (homo is beautiful), et surtout il y a eu une aspiration à une autre vie, qui s’est endormie peu après parce que la crise est arrivée, mais elle reviendra.

O. M. – Dans les années 1980, vous publiez un ouvrage Pour sortir du XXe siècle, comment jugez-vous précisément le siècle précédent ? Y voyez-vous le lieu d’un développement exponentiel de la technoscience, de la barbarie totalitaire ?

E. M. – Tout ça est mêlé. Il est évident que le XXe siècle est à mes yeux dominé par un événement qui a surpris tous les protagonistes et qui est la Première Guerre mondiale. Nul ne s’attendait à une guerre généralisée aussi meurtrière. Ce qui en est sorti, c’est le triomphe du bolchevisme, le fascisme italien, le nazisme un peu plustard.Tout cela aboutit à la Seconde Guerre mondiale qui anéantit le nazisme mais consolide le communisme stalinien. Bien entendu, nous savons que les guerres favorisent le progrès scientifique, que par exemple l’usage de l’énergie nucléaire a des fins meurtrières comme à Hiroshima. Cela dit c’est un siècle multiple, c’est le siècle qui a vu l’explosion du surréalisme qui est un des mouvements culturels les plus importants de l’histoire et bien entendu de l’histoire française, qui a vu émerger Proust et Céline, ça a été très productif dans le domaine de la pensée, c’est le siècle qui détruit l’ancien univers qui était clos, l’univers copernicien pour faire un cosmos où la Terre est lilliputienne et un cosmos en expansion. On détruit l’idée d’un univers immobile qui a régné pendant des millénaires, avec la micro-physique, on détruit notre idée de la réalité matérielle on commence à comprendre qu’il y a des limites à la rationalité avec les travaux de Popper et le théorème de Gödel. Un siècle capital où les sciences arrivent à de nouveaux mystères et à de nouveaux problèmes, l’origine de l’univers, la nature de la réalité, c’est aussi la découverte de l’organisation du patrimoine génétique, mais c’est aussi un siècle où en dépit de tous ces acquis, les sciences sont de plus en plus compartimentées, hyperspécialisées et perdent la possibilité d’appréhender les problèmes fondamentaux et globaux. En somme, dans ce siècle, le meilleur côtoie le pire.

O. M. – À la fin de la guerre, vers 1946, vous rencontrez Martin Heidegger. Que pensez-vous du débat qui s’est élevé à propos de son parcours politique ? Pensez-vous que sa philosophie soit une justification du nazisme ?

E. M. – Non, je ne le pense pas. En fait ce sont surtout des philosophes kantiens qui ont justifié le nazisme. Je pense que la philosophie existentialiste et celle d’Heidegger ne portent pas en elles la justification du nazisme. C’est lui, personnellement, qui, en 1933-1934, a pensé qu’il s’agissait de la régénération de l’Allemagne, d’où son fameux Discours du Rectorat, qui est du reste ambivalent. Ensuite, il s’est placé en retrait tout en continuant à cotiser par prudence comme tant de gens dans les régimes totalitaires. Je suis contre toute réduction d’une œuvre à la pire partie de la vie de son auteur.

O. M. – À partir des années 1980, vous vous orientez versla complexité ou la pensée complexe. Pourriez-vous expliquer aux lecteurs de La Quinzaine littéraire ce que vous entendez par là ?

E. M.Complexus signifie ce qui est tissé ensemble. C’est donc une pensée qui relie des connaissances séparées. Quand j’ai fait mon livre L’Homme et la Mort, je n’avais pas à vrai dire le mot de « complexité » en tête, mais j’ai fait un travail de complexité. Car voulant connaître les attitudes humaines devant la mort, j’ai dû étudier la préhistoire, l’ethnographie, la science des religions, les différentes religions, la psychologie, les différentes psychanalyses, la biologie naturellement, bref j’ai dû faire une odyssée à travers toutes les disciplines et essayé de tisser ensemble les connaissances acquises. Ce que j’ai fait ensuite dans la Méthode, c’est d’élaborer les moyens de connaissance qui permettent de relier, non de juxtaposer, des connaissances séparées. La complexité, c’est ce qui permet d’affronter des problèmes fondamentaux et globaux parce que ces problèmes sont de fait parcellisés dans les spécialités et qu’on a affaire à des experts quisont excellents dans des domaines clos, mais qui deviennent nuls dès que le domaine est mis en relation avec d’autres domaines.

O. M. – En somme, vous renouez avec l’encyclopédisme des Lumières…

E. M. – Oui, mais à la différence de l’Encyclopédie qui est une juxtaposition des savoirs sur la base d’un alphabet, en fait je renoue davantage avec la philosophie d’Aristote, et surtout l’esprit de la Renaissance, Léonard de Vinci, Pic de la Mirandole et Marcile Ficin ; si vous parlez du XVIIIe siècle, je renoue beaucoup plus avec Voltaire et Rousseau. Car Voltaire est historien, dramaturge, philosophe, conteur, politique, poète, et Rousseau est musicien, écrivain, penseur, politique. Ce sont des esprits absolument polyvalents. On prétend qu’aujourd’hui cela ne serait plus possible. Prenez l’exemple de Castoriadis, il était philosophe, économiste, psychanalyste, politique. Ce que j’essaie de faire pour ma part, c’est de penser le problème humain, au sein de la vie et au sein de l’univers. C’est de relier la réflexion à l’intervention.

Edgar Morin publie d’autre part Edwige, l’inséparable (Fayard). Il n’a pas souhaité s’en entretenir avec notre collaborateur (NDLR).

Omar Merzoug

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