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Entre le marteau et l'enclume

Article publié dans le n°1088 (16 juil. 2013) de Quinzaines

Lorsqu’on parle des accidents nucléaires comme Tchernobyl ou Fukushima, l’intensité de la tragédie se mesure en siècles. Les victimes, comme les spécialistes, savent que la contamination affectera les générations à venir, pendant longtemps. On pourrait en dire presque autant pour les victimes des catastrophes totalitaires du XXe siècle, nazisme et stalinisme. Ce dont témoignent à leur façon divers livres (1) parus cette année.
Sjan Brokken
Les âmes baltes (Denoël)
Sofi Oksanen
Quand les colombes disparurent (Stock (La cosmopolite))
Lorsqu’on parle des accidents nucléaires comme Tchernobyl ou Fukushima, l’intensité de la tragédie se mesure en siècles. Les victimes, comme les spécialistes, savent que la contamination affectera les générations à venir, pendant longtemps. On pourrait en dire presque autant pour les victimes des catastrophes totalitaires du XXe siècle, nazisme et stalinisme. Ce dont témoignent à leur façon divers livres (1) parus cette année.

Sofi Oksanen est née en 1977, d’un père finlandais et d’une mère estonienne. Son roman Purge a fait sensation en 2010 (2), entre autres raisons parce qu’il mettait en lumière la vie de quelques Estoniens sous l’occupation soviétique. Quand les colombes disparurent fait alterner trois époques : les années 1940, les années de l’immédiat après-guerre (dans un court prologue) et les années 1960. Chaque chapitre indique le nom du lieu où l’action se déroule, et un timbre portant une effigie ou un symbole rappelle l’occupant : la face de Hitler ou le profil de Staline figurent assez souvent, avant de laisser place aux allégories soviétiques usuelles.

L’essentiel de l’intrigue se déroule entre 1941 et 1944, puis autour des années 1963-1964. Ce sont sans doute les pires années pour le peuple estonien. En 1939, en vertu du Pacte germano-soviétique, les États baltes sont passés sous la coupe de Staline. De vastes purges et persécutions ont provoqué l’élimination des élites intellectuelles et culturelles. Quant aux « résistants » qui poursuivaient un combat pour l’indépendance de leur pays, notamment au sein d’« Erna », une patrouille ayant reçu son instruction des Finlandais pendant la guerre qu’ils menaient contre les Soviétiques, leur sort était peu enviable. Une partie de la population a aussi été déportée en Sibérie, mais, paradoxalement, elle a peut-être survécu grâce à cet exil. Comme le raconte à Jan Brokken un vieil habitant de Tallinn, Ilja Sundelevitisch, dont le père a pu rentrer en 1939 de Cologne à Tallinn, « la Sibérie fut un don du ciel. Il n’y a qu’en Estonie que l’histoire peut prendre une tournure aussi absurde ! ».

En 1941, l’arrivée des Allemands a été saluée avec soulagement… pendant une très brève période. Très vite, en effet, les persécutions ont repris. Les rare Juifs d’Estonie ont été déportés ou assassinés, mais aussi ceux qui luttaient contre le nazisme et qui étaient plus nombreux que dans la Lettonie ou la Lituanie voisines. On notera, et ce n’est pas anecdotique, que les Estoniens n’étaient pas antisémites et qu’ils n’ont pas commis de ces atroces massacres et pogroms si nombreux chez leurs voisins.

Le retour des Soviétiques en 1945 a été marqué par le bombardement de Tallinn, mais aussi par de nouvelles purges visant les « fascistes » et autres collaborateurs avérés ou supposés. Dans les années 1960, alors que l’étau semblait se desserrer ailleurs dans l’Union soviétique, on continuait de vivre dans la peur en Estonie ; le siège du KGB dans la capitale estonienne effrayait autant que la Loubianka à Moscou. Comme le dit encore Sundelevitisch à Jan Brokken, « Je suis de 1949. J’ai grandi avec le KGB. Dès qu’on me pose une question, automatiquement une alarme se déclenche dans ma tête. Certaines habitudes ne se perdent jamais ».

Cette mise en place de l’Histoire n’est pas inutile. Elle fait la trame du roman de Sofi Oksanen. Roland, le narrateur dont on fait connaissance dans le prologue, est un résistant déterminé, une sorte d’être pur, désintéressé, qui n’accepte pas plus l’occupation nazie que celle des Soviétiques. Il se cache, prend une fausse identité, tient ses carnets grâce auxquels nous savons une partie de l’histoire. L’autre partie, nous la tenons de son cousin. Il se nomme Edgar Fürst quand les Allemands sont là, Edgar Parts, ou le camarade Parts quand il œuvre pour les services de renseignement soviétiques, après la guerre. Dans les deux cas, Edgar sait manœuvrer, et son cynisme n’a d’égal que son habileté. Edgar est par ailleurs marié avec Juudit, mais leur mariage est un ratage, une fiction qu’il entretient à peine, pour donner le change. La vie de Juudit est plus agitée, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale lorsqu’elle devient la maîtresse d’un officier SS, Hellmuth, tout en travaillant plus ou moins pour les résistants. La chose n’est pas sûre, mais ses liens avec Roland semblent le suggérer.

Le roman passe d’une époque à l’autre, constitué de retours en arrière : tous sont liés à l’enquête que mène Edgar sur les adversaires du régime, sur Roland en particulier, et sur une femme surnommée « Cœur », dans le journal qu’il détient. Cette construction fait de Quand les colombes disparurent un roman à la trame policière ; on a envie de connaître le fin mot et on se laisse prendre par les rebondissements, travestissements et métamorphoses des personnages pris en étau. Seul reproche qu’on puisse faire à l’intrigue conçue par Sofi Oksanen : on sait vers les deux tiers du roman qui est Cœur. Mais là n’est pas le plus important. La façon dont l’Histoire happe les êtres, dont elle défait les existences, ou les guide, renvoie à la tragédie. À ceci près que les dieux vengeurs sont remplacés par de petits hommes terrifiants qui figurent en effigie sur des timbres-poste.

La lecture des Âmes baltes donne tout d’abord envie de voyager dans ces pays. La photo d’une femme à sa fenêtre, à Vilnius en 1959, est une incitation. Mais pas seulement. Brokken, comme Paolo Rumiz dans Aux frontières de l’Europe ou Gert Makk dans Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle, prend son temps pour voyager et il est assez érudit pour transmettre, avec beaucoup de simplicité, ce qu’il sait ou apprend. Il s’est donc lancé sur les traces des artistes ou intellectuels nés dans les pays baltes (ou à Koenigsberg dans le cas de Hannah Arendt), et dont l’œuvre en est marquée. Si c’est une évidence pour le musicien Arvo Pärt, ce l’est moins a priori pour Eisenstein ou pour le peintre Mark Rothko, dont la vie a commencé dans une famille juive rebelle de Daugavpils.

L’histoire des Wrangel, des barons baltes très attachés à l’Estonie, est assez exemplaire de ce qu’était vivre dans ces terres à l’époque. Certains membres de la famille avaient joué un rôle dans la Russie des tsars, d’autres – plus rares – ont été tentés par la mystification hitlérienne, la majorité ont voulu échapper à l’étau, en fuyant qui aux Pays-Bas, qui ailleurs. Mais revenir à Moisamaa, le lieu des origines, n’a pas été facile. Pas plus qu’il n’a été facile, pour les héritiers de Janis Roze, de rester les libraires de Riga. Arvo Pärt seul, même si à un moment il a choisi l’exil à Berlin, a pu continuer d’incarner l’âme estonienne. Ce à travers la religion, à travers des œuvres musicales imprégnées par sa foi orthodoxe, au point qu’en 1968, son Credo a été le déclencheur d’un grand mouvement national dans la jeunesse de son pays. Mouvement qui a abouti bien plus tard, en 1989, quand les âmes baltes ont pu de nouveau s’exprimer.

Mais pas toujours pour le meilleur. On sait ce que certaines mafias ont fait à Riga ou ailleurs. Et les conditions dans lesquelles vivent les minorités russophones en disent long sur les « vainqueurs ». Il faudra bien des années encore, peut-être des siècles, pour que les peuples qui vivent sur ces terres trouvent leur place. ❘

  1. Nous incluons parmi ces textes le roman de Katrina Kalda, Arithmétique des dieux (Gallimard), dont nous n’avions pu parler en son temps, à l’automne 2012.
  2. Cf. QL n° 1 024 (16 octobre 2010).
Norbert Czarny

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