Entretien avec Marc Ferro

Article publié dans le n°1011 (16 mars 2010) de Quinzaines

Suite de l'Entretien paru dans La Quinzaine littéraire n°1010
Suite de l'Entretien paru dans La Quinzaine littéraire n°1010

Omar Merzoug – Vous avez intitulé un des vos derniers livres Le Choc de l’islam (Odile Jacob). Le terme de « choc » peut surprendre car l’islam n’est pas un inconnu pour l’Europe : sept siècles de présence musulmane en Espagne notamment, la France a conquis le Maghreb où les Musulmans constituent l’écrasante majorité de la population, l’expédition de Bonaparte, alors pourquoi ce terme de « choc » ?

Marc Ferro – Parce que la pensée occidentale avait institué cette croyance que les religions seraient amenées par les luttes sociales et l’histoire à disparaître. Le marxisme, entre autres, postulait que le catholicisme et le christianisme ne survivraient qu’un temps, et que l’islam vaincu par les conquêtes coloniales était peut-être déjà mort. Et c’est cette croyance à l’inéluctabilité du mouvement de l’Histoire qui devait annoncer la fin de l’État Nation, la fin des religions, la fin de la famille, qui a été surpris par la renaissance de l’islam surgissant un peu comme une grenade. On ne l’a pas entendue exploser en Égypte en 1928 (NDLR : allusion à la fondation de l’association des Frères Musulmans en Égypte dont le guide fut Hassan Al-Banna, grand-père maternel de Tariq Ramadan), mais en Iran, en 1979, quand la révolution islamique éclate, personne ne comprend ce qui se passe.

O. M. – Cela échappait à l’habituel paradigme de la révolution nécessairement séculière.

M. F. – Cela échappait au paradigme historique classique. Qu’est-ce qui se passe en Iran ? C’est extraordinaire ce qui s’y produit en 1979. Dans la vision occidentale des choses, nos révolutions, c’est toujours la bourgeoisie alliée au peuple contre le roi. Or en Iran, ce n’était pas ainsi que les choses se déroulaient. C’était le clergé allié à la bourgeoisie, situation inédite en Occident où elle était impensable. Pour un esprit formé à l’occidentale, c’était illisible. Et on n’a jamais compris le sens de la révolution iranienne et non seulement on ne l’a pas compris, mais une fois que cette révolution s’est accomplie, le Premier ministre de l’époque, Mehdi Bazargan, a été surpris à son tour, car il pensait que l’Imam Khomeiny, succédant à un shah anticlérical, allait mettre l’islam au service de l’Iran ; mais il s’est aperçu que c’était l’Iran et ses ressources que l’Imam destinait à servir l’islam. Même ceux qui ont contribué à la révolution iranienne ont été surpris. Le « choc » est complet, car c’était parfaitement inattendu qu’une religion mène une lutte de caractère révolutionnaire. Voilà pourquoi j’ai appelé cela un choc et au reste cela a été un choc à plusieurs niveaux. Le niveau iranien est le plus caractéristique, mais aussi le fait qu’en Algérie la révolution était nationaliste, et puis elle s’est transfigurée. Moi, qui ait vécu là-bas, je m’en souviens, jamais mes camarades algériens n’invoquaient l’islam : ils buvaient du vin (certes pas en public), mais ils riaient quand on évoquait ces choses-là ; mais avait-on affaire à un islam qui était une religion ou à un islam qui se réduisait à des pratiques culturelles ? Jamais l’islam n’intervenait en tant que tel ; il soutenait le mouvement national, c’est sûr, mais il n’intervenait pas comme acteur. Et puis il est devenu acteur principal dans les années 1980 et c’est un mouvement qu’on peut observer partout dans le monde musulman dans ces années-là. Et ça, c’est le grand événement inattendu de l’histoire actuelle.

O. M. – Est-ce que l’échec des décolonisations est une des causes, parmi d’autres, de la montée de l’islamisme ? On se souvient que René Dumont avait intitulé son ouvrage L’Afrique noire est mal partie (Seuil, 1962).

M. F. – Quand René Dumont parlait de « ratage », il songeait surtout à l’Afrique noire, n’est-ce pas ? Il pensait à une Afrique noire qui n’était pas spécialement musulmane. Je pense que la montée de l’islam est liée à l’échec des décolonisations, mais elle est liée aussi à un phénomène plus global. Il y a une quarantaine d’années, les chantres de l’islam, qu’on peut déjà appeler islamistes, disaient : « le communisme a échoué, la crise est imminente dans les pays libéraux, c’est maintenant le tour de l’islam ». Il y avait déjà cette vision futuriste du rôle de l’islam. L’islam était posé comme relève. Il avait contribué à abattre le régime soviétique, et s’attaquait aux États-Unis et à l’Occident. Ce que je veux dire par là, c’est que les indépendances n’ont pas apporté aux peuples anciennement colonisés le dixième de ce qu’elles pouvaient en attendre, à cause de la mondialisation, à cause de gestions mal conçues, de mauvaises politiques, de bureaucraties, à cause de la rapacité des nouvelles classes dirigeantes qui n’ont laissé que des miettes à ceux qui pendant l’époque coloniale avaient manqué de tout. Tout cela ne pouvait créer qu’une frustration. Mais ce n’est pas la seule explication, car en Arabie Saoudite, on ne saurait parler de frustration grâce à l’exploitation du pétrole essentiellement et ce pays est quand même à la tête d’un mouvement islamiste, pacifique peut-être, mais qui alimente la colère des autres... Il y a aussi cette idée que les mondes de l’islam se sont jugés humiliés par le cours de l’histoire alors que certains pays décolonisés non musulmans réussissaient à rattraper le peloton des grandes puissances économiques, que ce soit Taiwan, la Corée du Sud, Singapour ; l’islam jamais. Il s’agit là d’une humiliation supplémentaire et l’humiliation entraîne la colère.

O. M. – Aujourd’hui on est en train de tenter de poser les jalons d’une sortie de crise en Afghanistan en distinguant grosso modo entre des Talibans fréquentables et d’autres qui ne le seraient pas, tout cela après nous avoir expliqué qu’il fallait mener une guerre inexpiable contre une innommable barbarie, qu’est-ce cette nouvelle donne suggère à l’historien que vous êtes ?

M. F. – Il ne venait ni à l’esprit des Américains qui ont fait appel à l’ONU ni aux forces occidentales pour intervenir en Afghanistan, qu’ils ne captureraient pas Ben Laden au bout de huit ans. C’est quand même une humiliation suprême. C’est plus long que la guerre de 14-18 et la Seconde Guerre mondiale réunies. Secundo, si les Américains avaient lu quelques travaux, ils se seraient souvenus que les Afghans ont toujours dit : « On peut entrer par la force dans notre pays, mais alors on n’en sort jamais. » C’est une formule qui date de 1912. Cela a été le cas des Russes, mais bien avant l’invasion de 1979, des Anglais qui n’ont jamais pu franchir Peschawar, des Persans qui ont été chassés à un moment. Ce pays est inaccessible par sa structure ; ce n’est pas 150 000 hommes qui seraient nécessaires, mais cinq millions pour s’en rendre maître. Ce paramètre-là n’a pas été pris en compte par les Américains. Du même coup, tout ce qu’on entend aujourd’hui est aberrant. Il est sûr que les Talibans sont maintenant à la pointe de la régénération super-islamiste, car ils veulent reconstruire depuis l’Afghanistan l’Umma (La Communauté) ; ce n’est plus les Arabes, ce sera nous, les Afghans ou les Iraniens qui mèneront au mieux des intérêts de l’islam la lutte contre l’Occident. Il y a donc une sorte d’enjeu d’honneur à continuer la lutte et quant à négocier avec les Talibans, bonne chance…

O. M. – Le fascisme, le nazisme, le stalinisme sont-ils des phénomènes de même espèce à subsumer dans un genre ou faut-il établir des distinctions strictes entre eux, ce n’est ni la même chose, ni la même histoire, ni le même contenu… ?

M. F. – Ce n’est pas du tout la même histoire. Le point commun entre ces idéologies est qu’elles ont entraîné la mort de millions de victimes, ce sont, de plus, des régimes horribles. Mais ce n’est pas parce que ces régimes ont été horribles qu’ils sont similaires. Je ne crois pas pertinent de comparer à tout bout de champ communisme, nazisme et fascisme. Bien entendu, ce sont des régimes criminels qui ont provoqué la mort de millions de personnes, des régimes qui sont horribles et qu’il ne faut pas retrouver, certes, mais comparaison n’est pas raison. En ce moment il y a un conflit entre les anciennes Républiques soviétiques et la Russie, notamment l’Estonie. Les Estoniens disent : « Nous avons subi les nazis pendant quatre ans et on a subi quarante ans de communisme, on préfère les quatre ans de nazisme aux quarante ans de communisme. » À cela, les Russes répondent : « Votre comparaison n’est pas bonne, parce que nous, Russes, avons aussi subi le communisme, mais le nazisme, les Allemands l’ont applaudi. » Donc on ne peut à tout prix vouloir comparer les deux régimes, ce qui ne veut pas dire qu’il faille tenter une justification de l’un pour parler de l’autre. C’est en fait quelque chose de complètement différent. Le nazisme, c’était avant tout un racisme et Hitler l’a montré de toutes les façons : il a notamment perdu la guerre à cause de son racisme : il méprisait les Slaves. Il ne pensait pas que les Russes pouvaient avoir des armes plus performantes que les Allemands. Quand il a vu les Katiouchas et les T 34 russes, il en a été malade, il a fait une crise de nerfs, à l’instar de Goering. Dans leur racisme, ils scellaient leur propre défaite. C’est ce racisme qui a suscité à leur égard une haine universelle et c’était cela la base même du régime. Le communisme, c’est autre chose. C’est une doctrine qui se donnait pour scientifique et si l’on n’était pas d’accord avec une analyse, on était malade ou fou. On ne pouvait pas répondre à quelqu’un qui vous présentait les projets du régime comme une équation mathématique : c’est faux.

O. M. – Ce sont les fameuses piqûres de Brejnev…

M. F. – Exactement. Les communistes russes disaient : « Les paysans riches sont un obstacle à la construction du socialisme, il faut supprimer les paysans riches » exactement comme un chirurgien dirait : « Vous avez une gangrène, il faut couper le membre malade. »

O. M. – Autrement dit, on guérit l’ulcère mais on tue le malade.

M. F. – Exactement. Les communistes russes avaient adopté une attitude chirurgicale. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est Lénine : « On ne peut guérir un malade sans avoir étudié la médecine, ni une société sans en connaître le fonctionnement. » C’est lui qui dit à un de ses camarades : « Tu dis que j’ai trop de pouvoirs, mais tu ne te rends pas compte, tu es malade. » C’est lui encore qui dit à la Balabanova : « Va te faire soigner, tu ne comprends pas ce qu’est le marxisme. » Cette attitude scientifique, scientiste même, qui fait qu’on peut tuer dix mille personnes pour sauver un million d’autres n’a soi-disant rien à voir avec l’attitude nazie. Cela aboutit aux mêmes horreurs mais par des parcours différents et indépendamment des objectifs. C’est plutôt le point de départ qui montre que la comparaison est absurde et qu’elle se perpétue à tort à cause des victimes et des propagandes.

O. M. – Comment l’historien que vous êtes considère la fin de la domination européenne, ou pour parler d’une manière un peu moins brutale pour l’ego occidental, l’émergence d’un monde multipolaire ? Peut-on parler d’un déclin de l’influence occidentale ?

M. F. – Du point de vue du développement des sociétés, ce n’est pas tellement le problème du déclin qui se pose. Le déclin on en parle à tous les tournants de l’histoire, en 1919, on évoquait le déclin de l’Europe. La Russie a toujours jugé qu’elle était en retard, la France a toujours considéré qu’elle était décadente. Ce sont des refrains habituels. Nous vivions sur une certaine vision des progrès que les sociétés pouvaient accomplir sur le plan de la santé, la durée de vie, la richesse, l’aisance, et cela se retourne alors que ce n’était pas prévu. Tout ce qui se passe depuis vingt ans n’était pas prévu. On n’avait pas prévu que la croissance pouvait se transformer en récession, que le régime soviétique allait s’écrouler, que l’islam extrémiste allait jouer un tel rôle dans l’histoire. On n’avait guère prévu que ce n’était pas la fin des maladies à laquelle on allait assister mais à la résurrection d’un certain nombre d’épidémies qu’on croyait disparues. Ces retournements n’avaient pas été prévus et ceux-ci ne peuvent aboutir qu’à une considération à la baisse des progrès qu’on attendait pour le futur, car l’intervention économique de la Chine d’une part, les misères auxquelles il faudra mettre fin en Afrique, la montée inéluctable de l’islamisme malgré tout, ce sont des réalités qui font que l’augmentation des salaires en Europe n’est pas à l’ordre du jour, donc c’est tout cela qui en quelque sorte est plus important que l’idée du soi-disant déclin de l’Occident. Car l’Occident a des réserves, mais il faudra que nous y puisions alors qu’auparavant on pouvait penser que cela resterait à l’état de capital.

Propos recueillis par Omar Merzoug.

Omar Merzoug

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