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Figures de l’effroi à l’époque romantique

Article publié dans le n°1149 (16 avril 2016) de Quinzaines

Le Musée de la vie romantique a récemment consacré une intéressante exposition au versant nocturne et angoissant de la création picturale dans la première moitié du XIXe siècle, en rassemblant des œuvres caractéristiques du goût de la violence, et même de l’horreur, qui s’est répandu dans la génération romantique. Le musée a publié à cette occasion un catalogue richement illustré et documenté.

VISAGES DE L’EFFROI

Violence et fantastique de David à Delacroix

Sous la direction de Jérôme Farigoule, Hélène Jagot et Sophie Eloy

Lienart, 288 p., 27 €

Le Musée de la vie romantique a récemment consacré une intéressante exposition au versant nocturne et angoissant de la création picturale dans la première moitié du XIXe siècle, en rassemblant des œuvres caractéristiques du goût de la violence, et même de l’horreur, qui s’est répandu dans la génération romantique. Le musée a publié à cette occasion un catalogue richement illustré et documenté.

L’audace du Radeau de la Méduse de Géricault, caractéristique de l’inspiration morbide d’un versant important du romantisme, fait souvent oublier sa date très précoce dans le siècle : 1819, soit trois ans avant le Virgile et Dante aux enfers de Delacroix. L’intérêt de l’exposition consacrée aux « visages de l’effroi » fut de montrer à quel point, dès la fin de l’épisode révolutionnaire, et sans doute dans son sillage, s’est développée en France une esthétique de l’horreur, qui a appelé des scènes de violence et de cauchemar, inspirées autant par l’histoire que par les textes littéraires.

Au XVIIIe siècle, Winckelmann avait imposé pour l’art la notion de « beau idéal », demandant à l’artiste de pondérer l’expression des passions et de réduire la charge émotionnelle des scènes représentées au bénéfice d’une harmonie et d’un équilibre rassurants pour le spectateur. C’est d’ailleurs à la même époque que le philosophe Lessing publia son Laocoon où il montrait que, par opposition à l’écrivain qui peut développer un récit, le sculpteur et le peintre sont contraints à ne représenter qu’un instant de la scène et à éviter les moments les plus intenses au profit d’une expression modérée des sentiments. 

Le néoclassicisme de David prolongea cette conception de la création artistique au début du XIXe siècle. Mais le présent catalogue montre bien à quel point, au même moment, l’inspiration des peintres était orientée vers les passions violentes, les scènes sanglantes, en déclinant tous les registres de l’horreur, dans un mélange variable de réalisme morbide et de fantasme onirique. On redécouvrit alors, et on réhabilita, la « terribilità » de Michel-Ange, que Delacroix définira comme « le père de la peinture moderne ». 

C’est ainsi que, avant même la préface de Cromwell (1827) de Victor Hugo, le sublime s’allie au grotesque. Les tableaux représentent alors le moment même de l’horreur ou de la souffrance (scènes de décapitation ou de supplices), avec un soin tout particulier porté à l’expression des passions violentes dans le rendu des visages. Dans la peinture d’histoire et notamment les tableaux de guerre, les peintres passent très rapidement de l’esthétique de la belle mort à celle de la mort horrible : dans La Bataille de Nazareth d’Antoine-Jean Gros, commentée par Valérie Bajou, « l’éclairage à la fois cru et contrasté se déploie par taches et par traînées comme des blessures mal refermées ». Même un Léon Cogniet, qui fait partie des « réformateurs tranquilles de la peinture », se laisse séduire par ce goût de la terreur : dans la fameuse Scène du massacre des Innocents, toute l’horreur des crimes est condensée en gros plan dans le regard terrifié d’une mère serrant son enfant dans ses bras. 

Les spectacles sanglants de la Révolution ont naturellement nourri cette recherche de l’« effroi » qui saisit toute une génération d’artistes. D’Anne-Louis Girodet-Trioson, dont on connaît bien la représentation néoclassique très harmonisée du Sommeil d’Endymion, le catalogue reproduit un dessin d’un cruel réalisme, présentant trois têtes décapitées, avec une maîtrise du crayon qui renforce l’horreur de cette vision. Elle annonce l’illustration que concevra Louis Boulanger pour Le Dernier Jour d’un condamné de Victor Hugo, où le futur supplicié est assailli par trois personnages décapités tenant leur tête à bout de bras. C’est dans le même registre du réalisme macabre qu’a été représentée par les peintres la tête coupée de Fieschi, l’un des auteurs de l’attentat de 1835 contre Louis-Philippe. 

Comme la peinture romantique a poursuivi la tradition des sources d’inspiration livresques, le goût du morbide et la recherche de l’effroi ont abondamment sollicité certains grands textes de référence : la mythologie d’Ossian, répandue à partir du faux littéraire de James Macpherson, nourrit les tableaux de présences fantomatiques : chez Gérard, Girodet, et surtout dans l’extraordinaire Songe d’Ossian d’Ingres (commande de Napoléon, à laquelle le catalogue consacre un développement très riche et documenté). La littérature anglaise inspira à Émile Signol La Folie de la fiancée de Lammermoor, tiré de Walter Scott, à Marie Méloé Lafon La Mort de Desdémone, sans compter les fabuleuses illustrations de Shakespeare par Delacroix. 

Dante fut l’autre grand inspirateur des scènes d’« effroi » pour les peintres de cette génération. Après deux siècles d’oubli, l’époque romantique le redécouvrit pour faire de lui le modèle du génie créateur, protéiforme et prophétique, sondeur d’abîmes, présenté comme « l’Homère des temps modernes » par Mme de Staël. Très tôt, Delacroix s’en inspira, dans Dante et Virgile aux enfers, qui associe aux figures augustes mais terrifiées des deux poètes la vision horrible de cadavres mi-noyés dans le Styx. Mais c’est l’histoire de Paolo et Francesca, deux amants au destin malheureux réunis dans la mort, que les artistes retinrent surtout, notamment Ary Scheffer. Dans Les Ombres de Francesca da Rimini et de Paolo Malatesta apparaissent à Dante et à Virgile, le couple déroule sous le regard nocturne des deux poètes une courbe pure et lumineuse, aussi pleine de suavité érotique qu’évanescente, comme une angoissante présence fantomatique. 

L’exiguïté relative du Musée de la vie romantique ne permettait pas de présenter les grands tableaux où ce goût de l’horreur et cette esthétique de l’effroi se sont donné libre cours, comme certaines peintures de Delacroix, ou des œuvres étrangères (notamment celles de Füssli) marquées par cette inspiration morbide et macabre qui renouvela en profondeur les sujets d’inspiration des peintres. Mais le catalogue, qui réunit diverses contributions, apporte des éclairages – esthétiques et historiques – toujours utiles et documentés. Avec une présentation et une mise en page impeccables, des illustrations de qualité et de riches annexes, c’est assurément, sous un format raisonnable, un livre d’art réussi.

Daniel Bergez

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