Le livre assemble trois suites de poèmes composés en vers libres, mais aussi, pour certains, en vers mesurés et rimés.
Le poème du jour naissant s’ouvre sur le ciel, pas le vaste et terrible de la nuit définitive qui viendra, celui de l’« espoir ». La mesure humaine nous garde tout près de ce qui nous anime en marchant, en vivant. Deux mouvements simultanés nous occupent, révélés par le titre Prendre et perdre (presque une anagramme). Nous ne saisissons que de furtives apparitions, que la langue s’efforce (avec légèreté !) de maintenir. Cette poésie fraternelle touche et capte un secret, léger comme l’esprit du vol retenu par le geste des ailes :
Où qu’ils aillent ils sont
des ciseaux tendres qui
ne se ferment que pour s’ouvrir
sans avoir laissé de coupure en rien.
Oiseaux/ciseaux : en ces deux mots voisins par le son, l’opposition est réduite par l’adjectif « tendres » qui établit entre eux le pont de la conciliation. Ce qui préserve l’instant vit précisément dans son caractère fugitif. Nous le gardons en le laissant se déprendre :
Mais à la nuit
la première lampe qui s’allume
semble être, comme surgie d’un vase,
la dernière fleur
que nous avions cueillie en plein soleil.
Admettre la certitude de « perdre » n’implique pas la résignation, mais une attention particulière à ce qui est capté. La fragilité nourrit le poème de ses ombres retenues. Si les beautés de la nature s’y présentent, c’est avec la pleine conscience de son indifférence. Le regard relève les traces de ce qui disparaît :
[…] ceux qui nous aiment,
quand ils voient notre sang sur l’herbe,
lui font prendre dans leur regard
la forme d’une fleur.
Ce « quelque chose qui nie le vide / qu’auraient laissé les départs, les morts », se révèle vulnérable et ténu. Un décasyllabe isolé, associant allitérations et assonances nasales, affirme la fragilité et la fugacité de la vie : « Seul un brin d’ombre tremble contre un mur. » De ces ombres, le poème naîtra : « Je cueille entre les fleurs leur ombre / et j’en fais un bouquet de silence. » Les fleurs elles-mêmes échapperont :
Et de ce que le monde donne
à partager, les fleurs, les coups,
comme les autres j’eus les coups
car les fleurs ne sont pour personne.
Dans les poèmes de Jean-François Mathé, nous entendons sa voix qui vacille ou qui chante, toute proche.
On a vu passer deux amants
qui cherchaient leur amour
entre leurs cœurs séparés.
Ils n’ont trouvé qu’une pierre
ils l’ont portée ensemble
le temps qu’elle fasse d’eux des statues.
Dans le texte, toujours une place pour ce qui fut perdu – toujours un lieu pour changer : ici, deux tercets pour faire trace. D’un instant à l’autre, le passage est parfois périlleux pour un « Icare déplumé » :
D’ici déjà on voit demain
tant cette nuit est transparente.
Certains poèmes s’adressent à l’aimée en des vers qui peuvent parfois rappeler ceux de Villon, de la « Ballade des dames du temps jadis » (« Mais où sont les neiges d’antan ? ») au rondeau « Mort, j’appelle de ta rigueur… » (« Deux estions et n’avions qu’ung cuer[1] ») :
À la fin du bal où seuls et longtemps nous avons dansé,
que sont devenus ta robe, ton corps ?
Que reste-t-il de ce que j’ai étreint de toi,
l’étoffe, la chair et ce qu’il y avait entre elles
d’encore plus beau et offert en secret ?
Le poème se veut lucide. Il sait que si « nous apprenons à vivre », c’est « légèrement appuyés à la mort ». Dans Prendre et perdre, comme dans ses derniers recueils, Jean-François Mathé observe l’entrée dans la vieillesse du corps qui « avance en se diluant », l’approche de la mort, à qui le poète, que « brûle encore le désir de vivre », servira un « verre vide ». Mais ce verre (vers) est plein pour la vie. Le poème chante donc la volonté continuée d’écrire, la recherche ininterrompue du poème juste, celui « qui déchire la page » :
Un poème qui desserrerait le cœur
dans la vie encore
avant la mort déjà.
Chaque poème fixe l’instant, entre Prendre et perdre : nous sommes « sur le bord », prêts à « franch[ir] la balustrade », donc vivants. Le second verbe saisit le premier, la coordination marque la bascule inexorable du tendre « p’tit bal perdu[2] » vers cette danse macabre où « d’autres danseurs morts depuis longtemps » viennent, dans la « froidure » et la nuit, « vals[er] un instant ». « La chanson rend à l’ombre leurs ombres », le temps poursuit son œuvre.
[1]. Poètes et romanciers du Moyen Âge, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1952.
[2]. Chanson de Robert Nyel et Gaby Verlor, immortalisée par Bourvil.
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