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Où commence la fin d'un livre ?

Article publié dans le n°1107 (16 juin 2014) de Quinzaines

« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. » Cette réplique de Clov, qui ouvre Fin de partie de Beckett, pourrait servir d’épigraphe au dernier livre de Gérard Genette. Entre « fiction » et « diction » – pour reprendre la distinction proposée naguère par le critique –, ce volume met en scène une fin qui ne cesse de se prolonger dans l’acte même de son énonciation.
Gérard Genette
Epilogue
(Seuil)
« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. » Cette réplique de Clov, qui ouvre Fin de partie de Beckett, pourrait servir d’épigraphe au dernier livre de Gérard Genette. Entre « fiction » et « diction » – pour reprendre la distinction proposée naguère par le critique –, ce volume met en scène une fin qui ne cesse de se prolonger dans l’acte même de son énonciation.

Ce volume est un ultime ajout à la série commencée par Bardadrac (2006), poursuivie avec Codicille (2009), et prolongée dans Apostille (2012). Le critique et théoricien y a abandonné son travail d’analyse et de codification pour s’y livrer à des réflexions, confidences et souvenirs qui l’orientent vers l’écriture littéraire de création, et opèrent un retour sur sa propre existence. Ici le propos se réenclenche régulièrement, surtout au début qui fait office de très long préambule, par le rappel des ouvrages précédents.

L’écriture prolonge donc une relecture des livres antérieurs. « En lisant en écrivant », aurait dit Julien Gracq, sauf qu’il s’agit ici d’une écriture de soi, qui rappelle plutôt la tentative singulière du Rousseau des Rêveries du promeneur solitaire, écrivant pour anticiper la jouissance qu’il aura à se relire. S’agit-il d’une conclusion, ou d’un ajout à une série qu’il pensait terminée ? En tout cas d’un « allongeail », comme le disait Montaigne – à qui Genette se réfère sans doute lorsqu’il affirme l’inutilité de cette entreprise pour tout autre que lui-même. Au reste, l’ouvrage reprend la présentation fragmentée en courtes séquences des livres antérieurs, mais en abandonnant l’ordre alphabétique des notices ; seuls des astérisques viennent ajointer les différents fragments, à la manière d’une « virgule ou point-virgule » introduisant une « légère respiration ».

Faisant retour sur la série qu’il prolonge, le livre réorchestre également la démarche du théoricien de la littérature et spécialiste de narratologie que demeure Genette. La jouissance taxinomique qui a toujours alimenté son propos se traduit dès le début dans l’hésitation à qualifier son entreprise : « métatexte », « médiatexte », « épitexte » ? Genette invente même dans cet ouvrage de nouvelles catégories analytiques qui avaient jusqu’ici échappé à l’auteur de Figures et de Palimpsestes, comme « anatopies » (sur le modèle des « anachronies »), « rétrocrastination », ou teneur « vérificationnelle ».

Ces néologismes ont sans doute une valeur auto-parodique de ce que l’auteur lui-même présente comme un « goût résolument puéril, mais aussi “homérique”, pour les catalogues ». La distance joueuse à soi-même n’est cependant pas toujours manifeste, et le lecteur se prend à regretter, dans les premières séquences à valeur d’explicitation, une manie obsessionnelle des reprises, répétitions, gloses, anticipations et repentirs, toutes façons pour le texte de n’avancer qu’en se rectifiant : celui-ci s’alourdit curieusement dans son exigence de précision et de lucidité totale.

Même si, depuis Bardadrac, le rapport à la littérature n’est plus la référence axiale du propos de Genette, on retrouve ici des amorces d’analyses des grands textes qu’il admire : Montaigne, Chateaubriand, Stendhal et Proust, qui forment son « carré d’as », selon son expression. Il ajoute Pascal, « évidemment », mais c’est pour n’en rien dire. Ce livre fait ainsi apparaître en gros plan le classicisme des lectures de Genette. Distinguant à plusieurs reprises « forme » et « contenu », s’appuyant bien des fois sur Sainte-Beuve, il présente comme une évidence le « fiasco du “post-moderne” », et n’invoque presque jamais un auteur contemporain. On sait gré à Jean-Pierre Richard d’ouvrir ses horizons vers des écrivains comme Pierre Michon, qui enrichissent sa démarche ; mais on s’étonne que le théoricien très « moderne » de la narratologie restreigne son corpus à des textes tellement consacrés, même s’ils occupent effectivement une place éminente dans notre histoire littéraire.

Néanmoins, l’ouvrage s’éloigne progressivement d’une simple réorchestration des goûts, thèmes et analyses du critique. L’ « allongeail » répétitif apparaît progressivement comme une façon de faire durer le moment de l’écriture, une manière de parler pour différer l’achèvement dans un mutisme définitif, lorsqu’il n’y aura « plus rien à attendre ». Cette angoisse – qui se donne aussi comme une lucidité non inquiète – traverse tout l’ouvrage, des premières pages où se pose la question de savoir « où commence la fin d’un livre » jusqu’aux dernières situées au « moment déjà crépusculaire où je trace ces lignes ».

Ce livre est une vaste réflexion, en fragments dispersés, sur la façon d’habiter le temps. C’est dans la vie même que, selon Genette, « le temps est plus court en prolepse qu’en analepse ». Des pages lumineuses portent sur le travail de la mémoire et sa « fonction subrepticement fictionnalisante ». Une réflexion du même ordre porte sur la relation entre attente et surprise. Revenant aux textes, Genette oppose de manière très convaincante Proust et Bergson, que l’on apparie à tort selon lui. Le premier parle de « temps incorporé », alors que le second s’oppose à toute spatialisation de la temporalité. Le « temps “retrouvé”, affirme ainsi Genette, supprime ce laps qui est celui de la durée vécue ».

Pour son propre compte, et alors même qu’il est le plus souvent au centre du propos, Genette refuse de tisser le fil chronologique de son existence. Il reformule ici le procès déjà argumenté contre l’autobiographie, qu’il distingue du « journal » et de l’ « abécédaire », préférant même dans ce livre « digresser par homonymie ou polysémie ». Nul souci d’argumentation, puisque la figure du lecteur s’estompe : « le ton de ces pages est celui d’une conversation presque intime ». Nous voici donc témoins par effraction d’un autoportrait toujours esquissé, n’apparaissant que par bribes : le « normalien fils d’ouvrier » qu’il fut ; l’opération de la plèvre qu’il dut subir ; son « cœur d’artichaut » dans ses jeunes années (thème récurrent, qui donne lieu à une intéressante distinction entre la passion par « cristallisation » et la passion par « incubation ») ; s’imposent surtout les figures tutélaires et contrastées du père (« fantôme hamlettien », qui n’appréciait guère ses hyperboles) et de la mère, toujours évoquée avec tendresse. L’autoanalyse psychologique fait parfois affleurer de sourdes angoisses – comme cette « anxiété pathologique, un brin paranoïaque, qui s’enclenche à la moindre supposée défection » –, mais au total la figure de l’auteur ne se construit pas.

Ce vide central est lucidement assumé par Genette, qui parle d’un « autrui intérieur », et conteste frontalement le présupposé de l’unité de caractère : « Ce que je trouve “haïssable”, comme dit Pascal […] c’est la prétention à l’unité qui se gage sur un sentiment, pour moi tout illusoire, de continuité ». À qui tenterait de le saisir, Genette entend se dérober dans un jeu sans fin : « Ce que je propose, ce sont seulement des “images dans le tapis”, à découvrir comme le chasseur caché dans un dessin, des pièces d’un puzzle à reconstituer ou à laisser en friche ad libitum, des palets à faire ricocher au fil d’un texte lui-même à ricochets ». Nul doute que cette identité à multiples facettes et aux combinaisons aléatoires ait quelque chose à voir avec la fascination de Genette pour la rhétorique, art par excellence de l’agencement infini de la langue à travers ses multiples possibilités.

C’est avec le même sens de l’apparente dispersion que Genette émaille son texte de références diverses à la théorie littéraire : la « semi-opacité » du langage poétique, la théorie moderne de la « mort de l’auteur », ou la « réalité augmentée » de l’œuvre d’art (à propos de laquelle il cite à nouveau la phrase de Pascal qu’il affectionne particulièrement : « Figure porte présence et absence, plaisir et déplaisir »). Il sait aussi appâter le lecteur par des tours d’une concision énigmatique qui rappellent les salons de la préciosité lorsqu’il affirme que « le véritable héros de L’Éducation [de Flaubert] n’est pas le fort indécis Frédéric Moreau, mais bien le point-virgule ».

Quelques mises au point en matière de politique lui permettent aussi de nuancer la « gauchitude » que certains lui reprochent : il dresse ici un bilan désenchanté d’une génération qui, n’ayant pas participé à la Résistance, s’engagea avec d’autant plus d’ardeur dans le militantisme communiste, finalement congédié. C’est avec une lucidité désillusionnée qu’il dénonce « le bacille de cette incurable illusion », lui qui se prononce maintenant pour un capitalisme modéré, encadré par le souci social et écologique.

Le ton est ici plus grave que dans les ouvrages précédents. L’humour se fait plus rare, même si Genette mentionne de temps à autre quelques curiosités loufoques ou cocasses. Ce sont peut-être surtout les passages impromptus consacrés à la musique qui offrent dans ce texte fragmenté mais toujours dense des échappées où l’écriture respire et s’invente, portée par une émotion intacte. Qu’il évoque l’importance du trombone dans la polyphonie des Jazz Messengers, le rapport entre improvisation et anticipation, les différents timbres de voix dans la musique classique, ou encore Wagner, Bizet, ou Ella Fitzgerald, Gérard Genette fait preuve d’une culture aussi précise et diversifiée que vivante. N’est-ce pas ici l’envers, et comme le secret regret, du théoricien ?

Daniel Bergez