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Manon parmi les ombres

Avec Porte du Soleil, l’écrivain Christophe Manon raconte sa plongée profonde dans l’Italie de ses ancêtres. Plongée dont il remonte vivant, et ce n’était pas gagné !
Christophe Manon
Porte du Soleil
Avec Porte du Soleil, l’écrivain Christophe Manon raconte sa plongée profonde dans l’Italie de ses ancêtres. Plongée dont il remonte vivant, et ce n’était pas gagné !

Il faut bien l’avouer, ce mélange inégalé d’œuvres majeures et de lumière pour les voir, les recevoir pleinement qu’on appelle l’Italie jouit dans notre littérature d’un régime particulier. Le voyage en Italie est pratiquement un genre littéraire de ce côté-ci des Alpes. Sans remonter à Du Bellay ou à Montaigne, il suffira de rappeler les nombreux écrits de Stendhal pour qui l’Italie était une seconde patrie – ou le syndrome auquel son nom est resté attaché et qui désigne cet ensemble de troubles se saisissant du voyageur happé par tant de beauté.

Aussi n’était-ce pas sans risque pour Christophe Manon que de se lancer à son tour dans cette aventure. Pari tenu pourtant, l’auteur nous livrant avec cette Porte du Soleil un développement qui a su ne pas se laisser intimider par la tradition et qui sonne vrai. Pour ce faire, il a opté pour un récit en vers d’une merveilleuse efficacité. Sans s’encombrer d’une rhétorique trop marquée, dans un style qui n’est pas sans rappeler le Blaise Cendrars de La Prose du Transsibérien, il allie le rythme d’un vers libre qui ne répugne ni au rejet ni à l’enjambement, d’une grande limpidité, et un roman qui sait s’en tenir à l’essentiel. Cette narration-là offre aussi l’avantage de débarrasser l’histoire des considérations psychologiques un peu trop pesantes qui encombrent si souvent le genre romanesque. Du narrateur, nous devinerons plus que nous apprendrons qu’il s’agit de l’auteur, dans une histoire autobiographique qui ne dit pas son nom. Arrière-petit-fils d’immigrés italiens, il s’agit pour lui de fuir Paris et les tensions qu’il y ressent, de laisser derrière lui « tout le mal » qu’il a commis contre lui et les autres, comme il l’avoue dans les premières pages, reprenant une phrase de saint Augustin (dans la traduction des Confessions de Frédéric Boyer, retitrée Les Aveux). Le lecteur n’en saura pas plus sur ce mal qui étreint le personnage-narrateur, si ce n’est que c’est ce qui le pousse à entreprendre ce voyage et à rallier, au milieu des touristes de l’été, l’Ombrie, et d’abord Pérouse, d’où sa famille maternelle est originaire. En revanche, le lecteur est rapidement informé que c’est par cette branche de sa famille qu’il a rencontré la mort, alors qu’il n’avait que trois ans : il garde vif le souvenir de sa bisaïeule Elisa qui s’était effondrée, victime d’une crise cardiaque, alors qu’elle attisait le feu dans l’âtre de la cheminée et dont on lui avait interdit de voir la dépouille étendue sur son lit, le visage « gravement brûlé ». Les adultes avaient alors voulu lui épargner une vision traumatisante, mais il est possible que ce soit ce souvenir manquant qui décide l’auteur, quand il doute de lui, à quitter la capitale française pour ce retour aux sources familiales qu’il espère certainement rafraîchissantes.

Pourtant, à peine est-il arrivé sur la terre de ses ancêtres qu’il ne croise, qu’il ne voit que des figures de souffrance et de pitié, des semblables, des frères, aurait dit Baudelaire. Christophe Manon n’a pas son pareil pour décrire, par petites touches enlevées, presque allusives, les marginaux, les laissés pour compte de la vie d’aujourd’hui, prostituées, migrants, mendiants et autres fêlés et les mêler aux saints suppliciés, martyrs populaires ou bienheureux aux traits pleins de douceur de la religion catholique que l’on voit partout en Italie, dans les églises et les musées. Il ne s’agit pas du dolorisme de l’art religieux tel qu’on l’a connu en Espagne ; ici, les figures de Giotto ou de Lorenzetti prennent un air ému ou exalté, mais avant tout humain tandis que les hommes et les femmes de cette année « du Christ 2019 », « sous la présidence d’Emmanuel Macron », se voient entourés d’anges, sinon constellés de stigmates. Ce n’est pas de la douleur qu’il ressent en déchiffrant ces visages peints ou vivants et qui se confondent à peu près dans son esprit, c’est de la sympathie. Il pourrait être l’un d’eux, et « cette jeune femme / qui s’ingéniait à provoquer les augustes vieillards / était peut-être une de [ses] arrière-cousines ». À ces troublants reflets visuels se joignent des échos sonores, des vers de Dante, des phrases de saint Augustin ou quelques paroles des Évangiles qui se fondent souplement, naturellement eux aussi aux mots de l’auteur dans ce récit pourtant personnel, cette course à l’abyme, lui offrant une discrète mais très réelle ampleur et transformant son narrateur en un être à part traversant de bien singulières épreuves.

Car celui qui a quitté Paris pour un peu mieux se comprendre, renouer avec ses ancêtres et avec lui-même dans le quartier de la Porte du Soleil à Pérouse s’enfonce rapidement dans le royaume des ombres littéraires et artistiques plus que familiales. La dépression, les insomnies, la fatigue, l’abus d’alcool et d’images pornographiques le plongent dans des visions dont on distingue de plus en plus difficilement si elles sont le fruit de sa contemplation des œuvres, d’une divagation exacerbée ou d’une réalité que l’on a du mal à imaginer. Tout se croise et se superpose dans l’esprit du narrateur de plus en plus épuisé par sa quête au but mal défini qui l’emmène de Pérouse à Gubbio, berceau de sa famille. Mails il parcourt aussi Assise sur les pas du Poverello, saint François ; c’est là-bas également qu’il assiste à un rassemblement impressionnant de partisans de Matteo Salvini (alors ministre de l’Intérieur et chef de la Ligue du Nord) brandissant maintes pancartes haineuses et dévoyant sans vergogne le discours chrétien au profit d’une propagande hostile aux migrants venus d’Afrique.

Un autre intérêt de cette histoire réside dans le fait que l’auteur ne donne pas d’explication à l’achèvement de ce voyage. Est-ce trop-plein de perceptions trop fortes, est-ce ressort personnel ? Le texte se borne à affirmer qu’à un moment donné, à trois reprises, comme saint Pierre a renié le Christ, le narrateur subit un éblouissement tel qu’il revient à la vie, à la lumière. Mais de cette incursion dans l’au-delà sur terre, si l’on ose dire, il retire la conviction que les morts n’ont pas besoin de nous, que c’est nous qui avons besoin d’eux pour vivre. Et que l’on a sans doute intérêt à les laisser tranquilles.

On le comprend aisément, Porte du Soleil n’a rien d’un guide touristique. C’est une traversée personnelle et sociale, une plongée, une descente dans l’Italie d’aujourd’hui autant que dans celle, artistique et religieuse, d’hier. Et c’est surtout, pour l’époque qui est la nôtre, un formidable récit de survie.

Thierry Romagné

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