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L'apaisement

Article publié dans le n°1004 (01 déc. 2009) de Quinzaines

Richard Bausch
Paix (Peace) (Gallimard)
Richard Bausch
L'homme qui a connu Belle Star et autres nouvelles (The Stories of Richard Bausch) (Gallimard)
Le roman de l’Amérique semble ne pas avoir de fin. Les auteurs reprennent sans cesse, ajoutant leur pierre à l’édifice, sa brève histoire pour en extraire l’essence à la fois violente et paradox...

Le roman de l’Amérique semble ne pas avoir de fin. Les auteurs reprennent sans cesse, ajoutant leur pierre à l’édifice, sa brève histoire pour en extraire l’essence à la fois violente et paradoxalement innocente. Comme une aventure à chaque livre renouvelée, sempiternellement réinvestie, celle de l’ineffable. Le récit de guerre qui sublime la bataille ou explore les tréfonds de consciences bouleversées par la violence, anéanties ou revigorées par la peur et le danger, fait se jouer l’ordre même de la nation et de l’individu, la cohésion et le sentiment d’une identité qui échappe, et que seules des mythologies modernes parviennent vaille que vaille à maintenir. La guerre habite la littérature américaine, la hante à la façon d’un cauchemar épique. Que les romans s’attachent aux sentiments, à la nature de la bravoure comme dans La Conquête du courage de Stephen Crane, à l’engagement politique et aventureux comme chez Hemingway, à l’intégration d’une immigration énorme comme dans le magnifique livre de Penn Warren La Grande Forêt, ou encore à la révolte intime dans La Marche de nuit de Styron, ils entreprennent des thèmes qui semblent inépuisables, accompagnant la marche historique d’une nation avec une vigueur magnifique.

En écrivant Paix, Richard Bausch s’inscrit en plein dans cette tradition, la renforce en une sorte d’accomplissement qui réunit l’intime et le collectif, l’aventure historique et le drame intérieur, l’homme et son milieu, la marche du temps et ce qu’il appelle « l’environ » d’un anti-héros. Son roman est à la fois un récit de l’héroïsme et de la douleur particulière, une geste guerrière exemplaire et le questionnement d’une conscience confrontée aux doutes extrêmes face à la violence. Huis clos dans le huis clos, le récit interroge la barbarie au cœur même de la guerre. Paix, voici bien un titre qui semble un oxymore pour ce récit d’un épisode guerrier et qui, finalement, peut se lire comme la capacité à être autrement que soi-même et de concevoir sa vie et sa mémoire différemment, à la manière d’un apaisement. Sous le dehors d’un drame restreint qui se déroule dans un coin de montagne ignoré, le roman s’apparente à une vaste entreprise de la conscience, à une certaine manière de voir le monde, de s’y éprouver, en quête d’une juste vision du monde.

En Italie, aux abords du mont Cassin, une patrouille de l’avant-garde alliée composée de sept militaires américains est envoyée reconnaître le terrain. Sur un bord de route, lors d’un contrôle, ils découvrent un officier allemand et une femme dans une charrette remplie de foin. Une escarmouche éclate : deux soldats meurent, l’Allemand est tué, et le sergent abat froidement la femme. « Cette femme, elle s’est arrêtée net. D’un coup. Elle était morte avant de toucher le sol. Comme une lampe qu’on éteint. » Ce geste, infâme, restera entre eux tous comme l’ultime trace de la barbarie et de l’injustice, les renvoyant à leurs propres démons, à leurs convictions, comme un dilemme cruel et profond. Ils partagent alors plus que leur vie militaire, ils affrontent, désunis, la culpabilité. « Et entre eux, à présent, il y avait aussi la mort de cette femme. » Cet événement hantera trois d’entre eux – Marson, Asch et Joyner – qui, détachés, accompagnés d’un guide italien dont ils ne saisissent pas le rôle (fasciste ou résistant ?), erreront durant deux jours et deux nuits dans la montagne sous une pluie qui rince le monde, dans le froid et la neige, épuisés, disjoints, inquiets, harcelés par les Allemands et les francs-tireurs locaux, tenaillés de peur et d’angoisses, témoins excentrés d’un massacre.

À partir de cette situation exemplaire d’une expérience soldatesque, de ces remords qui les rongent, de leur isolement et de leur frayeur, Bausch entreprend le sentiment nostalgique qui s’empare d’eux, retrace leurs parcours depuis leur débarquement dans la Péninsule, leurs vies d’avant, la complexité de leurs sentiments, explorant leurs origines diverses, dressant ainsi le portrait de l’Amérique du temps, sa diversité, ses contradictions et sa violence sourde. Bausch interroge le plus profond de leurs consciences, réfléchit leur innocence et leur culpabilité silencieuses, la dignité de l’homme face à l’horreur. Le personnage principal, Robert Marson, est un anti-héros plein de bravoure, obstiné, qui finalement épargnera celui que tout désigne comme un coupable expiatoire. Du fond de la guerre, isolé, brouillé, il bascule, semble se perdre, s’égarer au cœur même des ténèbres. Il recouvrera, pris au milieu du chaos, sa claire vision des choses, la paix fascinante qui se dissimule au travers de chacun de nous. Bausch écrit : « C’était la paix. C’était le monde même, le torrent qui mordait la berge, grossi par les orages, la neige et la pluie d’hiver. Ici, il se sentait presque bien. (…) Il avait retrouvé son pouvoir de vision », pour ajouter, finalement, que « chaque geste était une célébration ».

Le roman semble alors une élégie plus qu’un roman de guerre au cœur d’une Nature magistralement décrite, une réflexion d’un humanisme inaltérable et sûr. C’est cette écriture serrée, douce, précise, qui caractérise les nouvelles qui paraissent simultanément. Reprenant l’obsession de Bausch pour la diversité, marque ou sceau d’une Amérique changeante et fragile, elles font se déconstruire une nation, explorant les minuscules drames d’habitants exemplaires, manières de tout petits fanions qui s’agitent dans le vent de vies comme à demi vécues. La mort, la souffrance, la maladie y sont omniprésentes, comme une entreprise de déconstruction des mythes américains servie par une superbe écriture du désarroi, de l’inquiétude, de la crainte ineffable de perdre son innocence. Les nouvelles de Bausch (qui l’ont rendu célèbre aux États-Unis) se font le lieu même de l’affrontement des paradoxes d’une nation balbutiante et puissante à la fois, éclairant la fascination pour une violence fondatrice, pour une sournoiserie presque insoupçonnable, pour la perte, le deuil infini de vies qui s’effacent. Ainsi, comme dans son roman, c’est la fin de l’innocence qui s’y révèle absolument, une ultime clarté de la vision.

Hugo Pradelle